Le Canada contre-attaque (enfin) à l'intimidation économique

Publié le 02/06/2018 à 09:23

Le Canada contre-attaque (enfin) à l'intimidation économique

Publié le 02/06/2018 à 09:23

ANALYSE GÉOPOLITIQUE – Pour une rare fois dans son histoire, le Canada contre-attaque avec force au protectionnisme américain en taxant une foule de produits en provenance des États-Unis à compter du 1er juillet. C’est une première salve, mais d’autres options sont sur la table si Ottawa veut vraiment ramener Washington à la raison.

Depuis vendredi, le gouvernement américain impose des tarifs de 25% et de 10% sur les importations d’acier et d’aluminium en provenance du Canada, du Mexique et de l’Union européenne. Ils avaient été exemptés en mars lors de la première vague de tarifs qui visaient des pays comme la Chine, la Russie et les Émirats arabes unis.

La riposte canadienne, mexicaine et européenne ne s’est pas fait attendre.

Dans le cas du Canada, il taxera à partir du 1er juillet des produits importés des États-Unis.

Et la liste est longue : des produits d’acier et d’aluminium qui seront imposés à 25% ainsi qu’une multitude de produits courants comme du yogourt, des fruits et légumes, du ketchup, de la moutarde ou du whisky qui seront taxés à 10%.

Ces tarifs punitifs pourraient atteindre jusqu’à 16,7 milliards de dollars canadiens, soit la valeur des exportations d’acier et d’aluminium du Canada aux États-Unis en 2017.

Bref, c’est œil pour œil, dent pour dent.

Mais pourquoi l’administration Trump impose-t-elle donc ces tarifs au Canada, au Mexique et à l’Union européenne?

Officiellement, Washington affirme que les exportations de ces pays menacent la sécurité nationale des États-Unis. Et, pour se justifier, le gouvernement évoque l’article 232 de la loi américaine sur le commerce de 1962.

Cet article stipule que le gouvernement américain a le droit de protéger une industrie nationale si elle ne peut pas satisfaire aux besoins de défense des États-Unis.

Ainsi, si le pays est un jour impliqué dans une guerre d’envergure (contre la Chine ou la Russie, par exemple), il doit être autosuffisant pour construire de l’armement sans risquer de voir ses importations d’acier et d’aluminium interrompues à cause d’un conflit.

Or, le Canada et le Mexique sont des voisins et des alliés indéfectibles des États-Unis depuis au moins un siècle, sans parler de la plupart des pays européens qui sont membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN).

En fait, officieusement, Washington impose de nouveaux tarifs aux Canada et au Mexique, du moins dans leur cas, afin de les inciter à accepter les exigences américaines pour la renégociation de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA).

C’est de bonne guerre.

Et il faudra s’y faire, car le protectionnisme est devenu une politique bipartisane chez nos voisins américains.

Source image: Wellie Denoncourt

De plus, il faut arrêter de croire que Donald Trump a inventé le protectionnisme. Aussi, ceux qui croient qu’une éventuelle victoire des démocrates à l’élection présidentielle de 2020 changerait radicalement la donne devront déchanter.

En fait, le protectionnisme progresse aux États-Unis depuis la récession mondiale de 2008-2009 et l’élection de l’administration du démocrate Barack Obama.

Pas moins de 636 mesures commerciales discriminatoires ont été mises en place aux États-Unis entre 2008 et la mi-octobre 2016 (juste avant l’élection de Donald Trump), selon le Center for Economic Policy Research.

En décembre 2015, Obama a notamment signé le Fixing America’s Surface Transportation Act (FAST Act), qui fera passer graduellement le pourcentage de contenu américain dans le matériel de transport public de 60% à 70% en 2020.

En fait, les Américains ont pratiquement inventé le protectionnisme, explique l’historien de l’économie Paul Bairoch, dans son classique Mythes et paradoxes de l’histoire économique.

Les premières manifestations du protectionnisme américain remontent aussi loin que dans les années 1790, selon le Wall Street Journal.

À l’époque, le premier secrétaire américain au Trésor Alexander Hamilton affirmait que les États-Unis devaient imposer des tarifs pour protéger ses industries naissantes (les «infanted industries») de la concurrence étrangère.

On l’oublie souvent, mais les États-Unis sont devenus un pays libre-échangiste uniquement après la Deuxième Guerre mondiale, quand leur économie dominait plus que jamais le monde, rappellent les historiens.

Le Canada peut frapper plus fort

Que peut faire le Canada dans ce contexte?

Outre sa contre-attaque tarifaire, le Canada a porté plainte cette semaine contre les États-Unis à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). C’est une bonne stratégie, mais il s’agit d’un long processus, comme peut en témoigner l’industrie canadienne du bois d’œuvre.

Selon certains analystes, le Canada a néanmoins une marge de manœuvre : il peut exercer un meilleur rapport de forces avec Américains.

Comment? En exigeant carrément la réciprocité économique aux États-Unis.

En vertu de ce principe, le pays A accorde aux entreprises originaires du pays B le même traitement que ce dernier accorde aux sociétés du pays A. Si B ouvre ses marchés, A ouvre les siens. Par contre, si B ferme les siens, A doit faire de même.

L’an dernier, Manufacturiers et exportateurs du Canada (MEC) a demandé à Ottawa d’exiger la réciprocité aux États-Unis en matière d’infrastructures.

Dans une lettre envoyée au ministre canadien de l’Infrastructure et des Collectivité, le président des MEC lui a demandé d’assurer aux manufacturiers du Canada un meilleur accès au marché américain des infrastructures, et ce, en adoptant le principe de réciprocité.

«Le gouvernement canadien doit être ferme dans ses positions à l’effet que si les États-Unis veulent un accès favorable au marché canadien des infrastructures, ils doivent exempter les manufacturiers canadiens de l’application de toutes les préférences de contenu local telles que le Buy America et le Buy American», affirmait le président Dennis A. Darby.

Parallèlement à cette stratégie, le Canada doit aussi continuer à diversifier ses marchés, même si les États-Unis demeureront notre principal partenaire commercial pour des raisons géographiques et économiques.

Le protectionnisme américain est là pour rester dans un avenir prévisible, affirment les spécialistes.

Le Canada devra donc s’y faire, et ajuster sa stratégie commerciale en conséquence.

Mais, surtout, contre-attaquer davantage.

Comme cette semaine.

 

 

À propos de ce blogue

Dans son analyse Zoom sur le monde, François Normand traite des enjeux géopolitiques qui sont trop souvent sous-estimés par les investisseurs et les exportateurs. Journaliste au journal Les Affaires depuis 2000 (il était au Devoir auparavant), François est spécialisé en commerce international, en entrepreneuriat, en énergie & ressources naturelles, de même qu'en analyse géopolitique. François est historien de formation, en plus de détenir un certificat en journalisme de l’Université Laval. Il a réussi le Cours sur le commerce des valeurs mobilières au Canada (CCVM) de l’Institut canadien des valeurs mobilières et il a fait des études de 2e cycle en gestion des risques financiers à l’Université de Sherbrooke durant 15 mois. Il détient aussi un MBA de l'Université de Sherbrooke. François a réalisé plusieurs stages de formation à l’étranger: à l’École supérieure de journalisme de Lille, en France (1996); auprès des institutions de l'Union européenne, à Bruxelles (2002); auprès des institutions de Hong Kong (2008); participation à l'International Visitor Leadership Program du State Department, aux États-Unis (2009). En 2007, il a remporté le 2e prix d'excellence Caisse de dépôt et placement du Québec - Merrill Lynch en journalisme économique et financier pour sa série « Exporter aux États-Unis ». En 2020, il a été finaliste au prix Judith-Jasmin (catégorie opinion) pour son analyse « Voulons-nous vraiment vivre dans ce monde? ».

François Normand