Comment l'Europe a perdu la Turquie

Publié le 22/04/2017 à 11:18

Comment l'Europe a perdu la Turquie

Publié le 22/04/2017 à 11:18

ANALYSE GÉOPOLITIQUE. La victoire du président Recep Tayyip Erdogan lors du référendum sur la refonte des institutions confirme une tendance politique lourde: la Turquie s’éloigne de plus en plus de l’Europe. Et ce n’est pas une bonne nouvelle pour l’Occident, car ce pays est un allié précieux depuis des décennies.

Le 16 avril, les Turcs ont voté à 51,3% en faveur du renforcement du pouvoir présidentiel en Turquie. Ce pays musulman de 80 millions d’habitants a un régime parlementaire avec un premier ministre, tout en ayant un président de la république, le chef de l’État.

Or, la victoire du «oui» au référendum permettra au président Erdogan de transformer ce régime parlementaire en un régime présidentiel fort, avec une concentration importante du pouvoir entre les mains du chef de l’État –les siennes.

Ce projet inquiète au plus haut point les Occidentaux, car cette réforme renforcera les tendances autoritaires de Recep Tayyip Erdogan, déjà exacerbées du reste par le coup d’État manqué de juillet 2016.

Quand la Turquie était progressiste et rêvait de l’Europe

Peu d’analystes en parlent, mais l’instauration graduelle d’une «démocratie illibérale» en Turquie –pour reprendre l’expression du magazine The Economist- est une tendance relativement récente dans l’histoire de ce pays.

Au début des années 2000, la Turquie adoptait encore une série de réformes progressistes pour être capable d’entamer, en 2005, des pourparlers officiels afin d’adhérer à l’Union européenne (UE).

Le Monde diplomatique en rapporte plusieurs.

Par exemple, en août 2002, le gouvernement du premier ministre kémaliste Bülent Ecevit (le parti démocratique de la gauche ou DSP) a légiféré pour abolir la peine de mort, assurer la liberté de culte ou autoriser l’enseignement du kurde –le pays compte 15 millions de Kurdes.

De son côté, en mai 2014, le nouveau gouvernement du premier ministre Recep Tayyip Erdogan (le parti de la justice et du développement, l’AKP, un parti islamiste modéré) a fait adopter par le parlement une série d’amendements constitutionnels.

Toute référence à la peine capitale a disparu des lois, le gouvernement a limité le rôle de l’armée dans la vie publique -dans un pays où l’armée a fait plusieurs coups d’État- et l’égalité des droits entre les hommes et les femmes a été proclamée.

Quelques mois plus tard, en septembre 2014, le gouvernement Erdogan a même réformé le code pénal pour réprimer les «crimes d’honneur» et la torture. L’État a aussi renforcé les libertés individuelles.

La Turquie s’est ainsi transformée afin de joindre un jour l’Union européenne, un projet que caressent depuis longtemps les élites du pays.

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la république qui a succédé à la disparition de l’Empire ottoman, a été le premier leader turc à se tourner vers l’Occident.

Ses réformes ont été majeures. Il a troqué par exemple l’alphabet arabe pour l’alphabet latin. Atatürk a aussi lancé un processus pour faire de la jeune république turque un pays laïc, où il y a une séparation entre la religion et l’État, comme en France.

Enfin, en 1952, la Turquie a joint les rangs de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), devenant ainsi un acteur clé dans la stratégie des Occidentaux pour contenir l’URSS dans la mer Noire et l’est de la Méditerranée.

Back to the future

Mais depuis quelques années, on assiste à un mouvement inverse.

La Turquie s’éloigne de l’Europe et du reste de l’Occident. Le libéralisme turc recule, souligne Le Monde. Le président Erdogan parle même de la possibilité de rétablir la peine de mort.

Dans ce contexte, certains médias évoquent un risque de glissement vers une dictature. Pour le magazine Foreign Policy, la Turquie serait en train de mettre en place un nouvel ordre politique incompatible avec l’héritage d’Atatürk.

Les historiens du futur auront sans doute une idée claire des causes de ce mouvement de plaques tectoniques géopolitiques.

Mais d’ores et déjà, on peut identifier certains facteurs.

Par exemple, plusieurs analystes pointent du doigt le refus de certains pays européens comme l’Allemagne et la France d’accepter que la Turquie adhère un jour à l’Union européenne.

En décembre 2015, le refus de la Turquie de reconnaître Chypre comme une entité unique –l’île est séparée en deux parties, l’une turque, l’autre grecque- a certes créé des tensions avec les Européens.

Cela dit, le malaise est beaucoup plus profond. Il est «civilisationnel».

Il prend ses racines dans la nature même de la Turquie, un pays non européen et musulman, dont la population de 80 millions d’habitants lui donnerait sensiblement la même députation que l’Allemagne au parlement européen.

Aussi, même si les États-Unis militent toujours en faveur d’une adhésion de la Turquie à l’UE, les Européens ont de moins en moins d’appétit pour ce projet, lui préférant une association politique et économique moins contraignante.

Bref, à moins d’un revirement de taille, la Turquie ne fera vraisemblablement jamais partie la «famille européenne».

Et cela est ressenti comme du rejet par une bonne partie des Turcs.

C’est en grande partie pourquoi la Turquie a commencé à s’éloigner de l’Europe ces dernières années, et ce, afin d’assumer un plus grand leadership au Moyen-Orient et en Asie centrale, notamment dans les pays turcophones. 

Bien entendu, cela n’explique pas nécessairement la montée de l’autoritarisme en Turquie. Après tout, la Hongrie et la Pologne -deux pays qui ont joint l’UE en 2004- sont dirigées par des leaders autoritaires et sont devenues des «démocraties illibérales».

Dans le cas de la Turquie, d’autres facteurs ont pesé dans la balance comme la guerre civile en Syrie, la crise des migrants, les attentats terroristes et la montée de l’intégrisme religieux.

Aujourd’hui, la Turquie assume de plus en plus son identité orientale.

Son poids géopolitique fait en sorte que ce pays est appelé à jouer un rôle important au Moyen-Orient et en Asie centrale aux côtés de pays comme l’Iran, l’Arabie saoudite, la Russie ou l’Égypte.

Mais son destin ne sera pas de faire le pont, voire la synthèse, entre l’Orient et l’Occident, comme l’aurait permis une éventuelle adhésion à l’Union européenne.

 

À propos de ce blogue

Dans son analyse Zoom sur le monde, François Normand traite des enjeux géopolitiques qui sont trop souvent sous-estimés par les investisseurs et les exportateurs. Journaliste au journal Les Affaires depuis 2000 (il était au Devoir auparavant), François est spécialisé en commerce international, en entrepreneuriat, en énergie & ressources naturelles, de même qu'en analyse géopolitique. François est historien de formation, en plus de détenir un certificat en journalisme de l’Université Laval. Il a réussi le Cours sur le commerce des valeurs mobilières au Canada (CCVM) de l’Institut canadien des valeurs mobilières et il a fait des études de 2e cycle en gestion des risques financiers à l’Université de Sherbrooke durant 15 mois. Il détient aussi un MBA de l'Université de Sherbrooke. François a réalisé plusieurs stages de formation à l’étranger: à l’École supérieure de journalisme de Lille, en France (1996); auprès des institutions de l'Union européenne, à Bruxelles (2002); auprès des institutions de Hong Kong (2008); participation à l'International Visitor Leadership Program du State Department, aux États-Unis (2009). En 2007, il a remporté le 2e prix d'excellence Caisse de dépôt et placement du Québec - Merrill Lynch en journalisme économique et financier pour sa série « Exporter aux États-Unis ». En 2020, il a été finaliste au prix Judith-Jasmin (catégorie opinion) pour son analyse « Voulons-nous vraiment vivre dans ce monde? ».

François Normand