Branchons-nous: voulons-nous oui ou non une industrie aérospatiale?

Publié le 30/04/2016 à 09:31, mis à jour le 30/04/2016 à 09:46

Branchons-nous: voulons-nous oui ou non une industrie aérospatiale?

Publié le 30/04/2016 à 09:31, mis à jour le 30/04/2016 à 09:46

ANALYSE DU RISQUE– Tout a été dit ou presque sur Bombardier (Tor., BBD.B). Une question fondamentale reste toutefois en suspens: le Canada veut-il vraiment une industrie aérospatiale? Si la réponse est oui, il faudra agir en conséquence et faire comme les autres puissances aérospatiales: soutenir notre industrie ici et à l'étranger.

Actuellement, les médias mettent avec raison l'accent sur les négociations entre Ottawa et Bombardier afin de trouver un terrain d'entente pour aider l'avionneur québécois et son projet de Cseries. Québec a déjà injecté 1,3 milliard de dollars canadiens dans la société en commandite du Cseries.

Mais ce soutient gouvernemental est avant tout ponctuel, et lié aux difficultés de Bombardier à commercialiser son nouvel appareil. On est loin d'une vision stratégique s'étalant sur plusieurs décennies.

Par conséquent, si les gouvernements, les Canadiens et les Québécois désirent vraiment assurer la pérennité de Bombardier et de l'industrie aérospatiale, ils devront agir en conséquence.

Ce qui signifie de faire comme les Américains et les Européens à l'égard de leur propre industrie aérospatiale.

Une stratégie qui implique deux choses:

- soutenir financièrement notre industrie sur une base permanente et prévisible.

- aider activement Bombardier à décrocher des contrats à l'étranger.

Bombardier reçoit beaucoup moins d'aide que ses concurrents

Ceux et celles qui pensent que nos gouvernements dépensent beaucoup d'argent pour aider Bombardier devraient regarder ce qui se fait ailleurs.

En fait, le Canada est le pays qui contribue le moins à son industrie aérospatiale, révèle un rapport réalisé en 2012 pour le gouvernement fédéral («Examen de l'aérospatiale»).

Ainsi, en 2009, le Canada finançait 16% des dépenses de R-D de l'industrie, soit quatre fois moins qu'aux États-Unis à 63%. C'est aussi inférieur à ce qui se fait en France (27%) et au Royaume-Uni (21%).

Avant d'analyser ce que font les Américains et les Européens, gardons en tête qu'il est difficile de comparer des pommes avec des pommes.

Pourquoi?

Parce que la nature du soutien financier des gouvernements (subventions à la R-D, congés fiscaux, dépenses militaires, participations dans l'actionnariat) aux constructeurs d'avions varie d'un pays à l'autre.

Cette mise en garde faite, allons-y!

Aux États-Unis, Boeing (NY., BA) reçoit des subventions d'au moins 22 milliards de dollars américains par année (27,5 G$CA), selon un rapport de la Commission européenne (CE).

L'avionneur reçoit principalement cette aide par le biais de programmes et de contrats de la NASA et du ministère américain de la Défense.

Et cette estimation ne tient même pas compte de l'aide versée par les États et les villes du pays où Boeing mène ses activités.

En 2015, ces 22G$US représentaient le quart des revenus de 96,1G$US de Boeing.

Les subventions militaires et celles liées à l'espace aident l'entreprise à développer des matériaux composites pour ses avions commerciaux. Par conséquent, chez Boeing, ce sont davantage les dépenses militaires qui financent la R-D pour les appareils civils que ses propres capitaux, selon la CE.

Or, ce type de subventions militaires n'existent pas au Canada, car le pays n'a pas d'industrie militaire dans l'aérospatiale.

De l'autre côté de l'Atlantique, les Européens soutiennent eux aussi massivement leur industrie aérospatiale, au premier chef le Groupe Airbus (Euronext Paris; AIR), affirment les spécialistes.

Comme aux États-Unis, les pays européens le font par le biais des dépenses militaires.

Les gouvernements aident aussi Airbus avec des programmes pour développer des technologies de pointe, dont le FP7 (7th Framework Programme for Research and Technological Development).

De 2007 à 2013, ils ont versé 50 milliards d'euros (71,7G$CA) de subventions.

Et ce n'est pas tout.

L'industrie européenne bénéficie aussi du programme Clean Sky.

Il s'agit d'un partenariat public-privé (PPP) qui aide Airbus et d'autres joueurs comme Thalès (Euronext Paris; HO) et Safran (Euronext Paris; SAF) à construire des avions moins énergivores.

Par exemple, dans l'actuel Clean Sky (2013-2023), l'Union européenne devrait verser 1,8 milliard d'euros.

Trois gouvernements européens–ceux de la France, de l'Allemagne et de l'Espagne– ont aussi une participation dans le Groupe Airbus. Ensembles, ils contrôlent le quart du capital action de l'entreprise européenne.

En Asie, les gouvernements soutiennent aussi leur industrie, affirment les spécialistes.

Par exemple, en Chine, le premier avion moyen-courrier C919 dévoilé par l'avionneur chinois COMAC en novembre 2015 a été financé à 100% par Beijing.

Au Japon, le gouvernement a financé plus de 60% des coûts de développement de l'avion régional MRJ de Mitsubishi.

Et au Brésil, les gouvernements ont injecté 2,5G$US pour financer le développement des avions régionaux d'Embraer (NY, ERJ), selon le Groupe d'étude en management des entreprises de l'aéronautique (GEME-Aero), de l'UQAM.

Le Canada doit se doter d'une vraie diplomatie commerciale

D'autre part, si le Canada est vraiment sérieux dans sa volonté d'avoir une industrie aérospatiale forte, il devra aussi la soutenir sur les marchés étrangers, soulignent certains analystes.

Là aussi, les Américains et les Européens ont une longueur d'avance considérable sur nous.

Par exemple, Washington et plusieurs gouvernements européens–français, allemand, britannique et italien– sont très actifs pour aider Boeing et Airbus à vendre leurs avions à l'Iran, qui est en train de renouer ses relations commerciales avec l'Occident.

Cela dit, même dans un contexte normal, Washington, Paris, Londres, Berlin ou Rome sont très proactifs pour aider leurs entreprises de l'aérospatiale à brasser des affaires à l'étranger.

Par exemple, en octobre 2015, la Chine a acheté 130 Airbus pour une valeur totalisant 15,5 milliards d'euros. Cet important contrat a été annoncé après un entretien, à Beijing, entre le premier ministre chinois Li Keqiang et la chancelière allemande Angela Merkel.

Les Américains manient aussi très bien la diplomatie commerciale.

En novembre 2010, le président Barack Obama a annoncé la signature de contrats totalisant 10G$US avec l'Inde lors d'une tournée de pays asiatiques.

Ces contrats incluaient l'achat de 33 appareils 737 de Boeing, de même que l'engagement de l'armée indienne d'acquérir des moteurs d'avions du manufacturier General Electric (NY., GE).

On le voit bien, si le Canada veut vraiment être une puissance aérospatiale, cela impliquera un plus grand soutien à son industrie –prévisible et à long terme– au Canada et à l'étranger.

L'industrie aérospatiale est très intensive en capital. Et les seules lois du marché sont insuffisantes pour la soutenir, disent les spécialistes de ce secteur.

Le choix est donc clair pour le Canada.

Soit nous voulons une industrie aérospatiale, soit nous n'en voulons pas. Nous ne pouvons pas faire les choses à moitié, et toujours être assis entre deux chaises.

Branchons-nous!

À propos de ce blogue

Dans son analyse Zoom sur le monde, François Normand traite des enjeux géopolitiques qui sont trop souvent sous-estimés par les investisseurs et les exportateurs. Journaliste au journal Les Affaires depuis 2000 (il était au Devoir auparavant), François est spécialisé en commerce international, en entrepreneuriat, en énergie & ressources naturelles, de même qu'en analyse géopolitique. François est historien de formation, en plus de détenir un certificat en journalisme de l’Université Laval. Il a réussi le Cours sur le commerce des valeurs mobilières au Canada (CCVM) de l’Institut canadien des valeurs mobilières et il a fait des études de 2e cycle en gestion des risques financiers à l’Université de Sherbrooke durant 15 mois. Il détient aussi un MBA de l'Université de Sherbrooke. François a réalisé plusieurs stages de formation à l’étranger: à l’École supérieure de journalisme de Lille, en France (1996); auprès des institutions de l'Union européenne, à Bruxelles (2002); auprès des institutions de Hong Kong (2008); participation à l'International Visitor Leadership Program du State Department, aux États-Unis (2009). En 2007, il a remporté le 2e prix d'excellence Caisse de dépôt et placement du Québec - Merrill Lynch en journalisme économique et financier pour sa série « Exporter aux États-Unis ». En 2020, il a été finaliste au prix Judith-Jasmin (catégorie opinion) pour son analyse « Voulons-nous vraiment vivre dans ce monde? ».

François Normand