Bois d'oeuvre: le Canada est-il (vraiment) prêt à se battre?

Publié le 01/07/2017 à 09:02

Bois d'oeuvre: le Canada est-il (vraiment) prêt à se battre?

Publié le 01/07/2017 à 09:02

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ANALYSE GÉOPOLITIQUE – La nouvelle guerre du bois d’œuvre avec les États-Unis fera mal à l’industrie forestière. Ottawa et Québec se disent prêts à en découdre avec les Américains en offrant des garanties de prêts aux entreprises. Mais sommes-nous vraiment prêts à mener une longue guerre de tranchées en attendant une victoire devant les tribunaux, ou négocierons-nous encore une fois une entente défavorable pour l’industrie?

La question se pose à la lumière de l’histoire des 40 dernières années entre le Canada et les États-Unis à propos de l’épineux conflit du bois d’œuvre. Car, bien que le Canada ait toujours gagné devant le tribunal d’arbitrage de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA) et l’Organisation mondiale du commerce (OMC), il a toujours négocié des ententes à l’amiable avec son puissant voisin.

Lors du dernier conflit du bois d’œuvre, le gouvernement Harper avait négocié en toute hâte avec l’administration Bush l’Accord sur le bois d’œuvre résineux de 2006. Et il avait laissé un milliard de dollars (G$) sur la table aux Américains.

Pis encore, depuis la première guerre du bois d’œuvre au début des années 1980, les quatre accords successifs (Lumber I, II, III et IV) conclus avec les États-Unis ont de plus en plus restreint l’accès au marché américain pour les exportateurs canadiens.

Ce graphique publié récemment dans une analyse de RBC Marchés des capitaux sur l’historique du conflit est très éloquent.

On y voit que les parts de marché du Canada aux États-Unis sont en déclin depuis le milieu des années 1990 (la ligne rouge), malgré une reprise dans les trois dernières années –ce qui explique en grande partie pourquoi l’industrie américaine revient à la charge avec des droits antidumping et compensatoires totalisant 27%.

Les Américains mènent une guerre d'usure

Et la stratégie américaine est simple, soulignent les spécialistes, dont Carl Grenier, l’ancien président du Conseil du libre-échange pour le bois d’œuvre (CLÉ-BOIS), aujourd’hui membre de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l’UQAM, dans une récente tribune publiée dans le Globe and Mail.

Elle consiste à imposer des droits anti-dumping et compensatoires élevés aux producteurs canadiens afin d’exercer sur eux une forte pression financière.

Résultat? Après un certain temps, épuisée par l’explosion de ses coûts et la perte de sa rentabilité (des entreprises font même faillite), l’industrie jette l’éponge et demande à Ottawa de s’asseoir avec les Américains pour négocier en accord.

Et ces ententes imposent souvent une taxe et des quotas à l’exportation, et ce, afin de protéger l’industrie américaine de la prétendue concurrence déloyale du Canada.

Depuis 40 ans, la U.S. Lumber Coalition affirme que les producteurs canadiens sont subventionnés, car les forêts commerciales au Canada appartiennent à 90% aux gouvernements –aux États-Unis, c’est seulement 25%, selon RBC Marché des capitaux.

Or, ils n’ont jamais pu prouver leur prétention.

Le Canada gagne toujours devant les tribunaux

Depuis les années 1980, les États-Unis ont fait quatre enquêtes (en excluant les démarches actuelles) pour examiner si les exportations canadiennes étaient déloyales (subventions, dumping, dommages à l'industrie américaine).

Néanmoins, l'OMC et le tribunal d'arbitrage de l’ALÉNA ont toujours donné raison au Canada, en tranchant qu’il ne subventionnait pas son industrie.

Le hic, c’est que ces deux institutions peuvent prendre des années avant de rendre un verdict.

C’est pourquoi l’argent est si important dans cette guerre du bois d’œuvre, car c’est l’oxygène dont a besoin l’industrie canadienne pour tenir le coup durant toutes ces années.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes.

Le Conference Board du Canada estime qu’à eux seuls, les droits compensatoires de 20% (en moyenne) coûteront 1,7 milliard de dollars en un an à l’industrie canadienne, en plus de se traduire par une perte de 2 200 emplois d’un bout à l’autre du pays.

Sur le marché québécois, le Conseil de l’industrie forestière du Québec (CIFQ) évalue que les producteurs verseront quelque 300 millions de dollars en droits compensatoires et antidumping aux autorités américaines.

Certes, à terme, en cas de victoire devant les tribunaux, la part du lion de cet argent sera remboursée aux producteurs canadiens.

Par contre, les entreprises doivent pouvoir survivre sur une période de trois à cinq ans, estiment les spécialistes.

Faisons un simple petit calcul sur cinq ans pour évaluer les coûts pour l’industrie: pour le Québec seulement, on parle de 1,5 G$. Pour l’ensemble du Canada, ce sont 8,5 G$.

Posons-nous encore une fois la question: sommes-nous vraiment prêts à mener une longue guerre de tranchées avec les Américains en attendant la victoire finale devant les tribunaux?

Si c’est le cas, Ottawa et les provinces doivent garder le cap et soutenir l’industrie canadienne le temps qu’il faudra durant cette tempête.

Et si le Canada suit la voie légale et gagne, peut-être alors les Américains comprendront-ils qu’ils ne peuvent plus faire plier l’industrie canadienne avec des droits antidumping et compensatoires injustifiés (selon l’ALÉNA et l’OMC), et qu’ils renonceront peut-être à déclencher une autre guerre du bois d’œuvre à l’avenir.

Par contre, si la détermination du Canada fléchit dans les prochaines années, et qu’Ottawa négocie un autre accord avec Washington, eh bien, nous verrons sans doute diminuer encore une fois l’accès au marché américain du bois d’œuvre pour nos entreprises.

Et nous aurons mis la table pour la prochaine guerre du bois d’œuvre…

 

À propos de ce blogue

Dans son analyse Zoom sur le monde, François Normand traite des enjeux géopolitiques qui sont trop souvent sous-estimés par les investisseurs et les exportateurs. Journaliste au journal Les Affaires depuis 2000 (il était au Devoir auparavant), François est spécialisé en commerce international, en entrepreneuriat, en énergie & ressources naturelles, de même qu'en analyse géopolitique. François est historien de formation, en plus de détenir un certificat en journalisme de l’Université Laval. Il a réussi le Cours sur le commerce des valeurs mobilières au Canada (CCVM) de l’Institut canadien des valeurs mobilières et il a fait des études de 2e cycle en gestion des risques financiers à l’Université de Sherbrooke durant 15 mois. Il détient aussi un MBA de l'Université de Sherbrooke. François a réalisé plusieurs stages de formation à l’étranger: à l’École supérieure de journalisme de Lille, en France (1996); auprès des institutions de l'Union européenne, à Bruxelles (2002); auprès des institutions de Hong Kong (2008); participation à l'International Visitor Leadership Program du State Department, aux États-Unis (2009). En 2007, il a remporté le 2e prix d'excellence Caisse de dépôt et placement du Québec - Merrill Lynch en journalisme économique et financier pour sa série « Exporter aux États-Unis ». En 2020, il a été finaliste au prix Judith-Jasmin (catégorie opinion) pour son analyse « Voulons-nous vraiment vivre dans ce monde? ».

François Normand