ALÉNA : pourquoi avons-nous peur de Trump ?

Publié le 29/09/2018 à 08:55

ALÉNA : pourquoi avons-nous peur de Trump ?

Publié le 29/09/2018 à 08:55

Le président américain, Donald Trump (Source: Getty Images)

ANALYSE GÉOPOLITIQUE – À moins d’une surprise de taille, Ottawa et Washington n’arriveront pas à s’entendre pour renouveler l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA) avant le 1er octobre. Et ce n’est pas très grave malgré les hauts cris de l’administration Trump, car plusieurs éléments favorisent le Canada à terme.

Le 1er octobre est la date limite fixée par le Congrès américain pour que le Canada adhère au nouvel accord de libre-échange américano-mexicain afin qu’il puisse être adopté avant l’arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement à Mexico, le 1er décembre.

Pour sa part, Donald Trump veut conclure une entente avec le Canada avant les élections de mi-mandat du 6 novembre (renouvellement du tiers du Sénat et de l’ensemble de la Chambre des représentants), car le renouvellement de l’ALÉNA était l’une de ses principales promesses durant la campagne présidentielle de 2016.

Pour les exportateurs et les investisseurs canadiens, la question fondamentale est à savoir ce qui se passera après le 1er octobre, le 6 novembre ou le 1er décembre, si le Canada n’a toujours pas adhéré à l’accord de libre-échange entre le Mexique et les États-Unis

Eh bien, il ne se passera rien, du moins au niveau commercial.

Ce sera business as usual.

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Les règles de l’ALÉNA (par exemple, le mécanisme de règlement des différends) et le libre-échange entre le Canada et les États-Unis continueront de s’appliquer; les entreprises canadiennes pourront continuer d’exporter sans payer de tarifs douaniers.

Et si Donald Trump lance la serviette et décide de retirer les États-Unis de l’ALÉNA, pour se limiter à un accord de libre-échange bilatéral avec le Mexique?

C'est le congrès qui décide, pas le président

Le président ne serait pas au bout de ses peines, affirment les spécialistes. Car États-Unis ne peuvent pas se retirer unilatéralement de l'ALÉNA sans l'approbation du Congrès, affirment plusieurs juristes.

Pourquoi? Parce que d'un point de vue juridique, l'ALÉNA est un accord "congrès-exécutif" créé par la loi, et non par un traité. Par conséquent, un président ne peut résilier l’accord -ou même le renégocier- sans l'approbation du Congrès.

Du reste, le Congrès pourrait-il pencher du côté de la Maison-Blanche et adopter une loi retirant les États-Unis de l'ALÉNA? Si techniquement c’est possible, un tel scénario est toutefois improbable, disent les analystes.

Actuellement, le Sénat et la Chambre des représentants sont contrôlés par les républicains, le parti du président Trump.

Traditionnellement, les républicains sont plus libre-échangistes que les démocrates. Mais depuis quelques années, les républicains sont de plus en plus protectionnistes, principalement à l’égard de la Chine.

Cette tendance s’est renforcée depuis l’élection de Donald Trump.

Selon plusieurs analystes, les démocrates -traditionnellement plus protectionnistes- pourraient reconquérir l’une des deux chambres, voire les deux.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, cela pourrait être une bonne nouvelle pour le Canada.

Certes, au début de son premier mandat, le président démocrate Bill Clinton a dû s’allier à des républicains au Congrès afin que les États-Unis ratifient l’ALÉNA, entré en vigueur en 1994.

Mais à l’époque, les démocrates craignaient avant tout la faiblesse des coûts de production au Mexique, pas la concurrence des entreprises canadiennes.

Sous l’administration Obama (2009-2017), les démocrates n’étaient pas non plus hostiles au libre-échange canado-américain, même si le président Obama a songé à renégocier l’ALÉNA. Il a toutefois renoncé à cette idée.

Du reste, même si le Sénat et la Chambre des représentants demeurent sous le contrôle des républicains après les élections de mi-mandat, on voit mal comment le Congrès pourrait voter en faveur d’un retrait des États-Unis de l’ALÉNA.

Les économies canadienne et américaine sont très intégrées, un processus qui commencé bien avant l’entrée en vigueur du premier Accord de libre-échange (ALÉ) en 1989.

Des dizaines de chaînes logistiques chevauchent la frontière, et ce, de l’automobile à l’aluminium en passant par le secteur militaire, sans parler des liens étroits dans les services financiers et les technologies.

Le commerce est florissant et en constante progression entre les deux pays. Chaque jour, 1,9 milliard de dollars canadiens de marchandises traversent la frontière dans les deux directions, ce qui représente 703 G$CA d’échanges commerciaux par année.

Certes, les États-Unis dépendent moins du marché canadien que nous du marché américain. Malgré tout, le Canada est le premier marché d’exportation des Américains (283 G$US en 2017), devant le Mexique (243 G$US) et la Chine (130 G$US), selon l'International Trade Administration, une agence du ministère américain du Commerce.

Le portait de la situation est encore plus éloquent lorsqu’on regarde les statistiques commerciales au niveau des États américains.

Le Canada est le premier marché d’exportation de 38 États

Ainsi, en juin 2017, le Canada était le premier marché d’exportation de 38 des 50 États américains (les trois quarts), selon une analyse du Globe and Mail. Ces États sont concentrés dans le Midwest, la région des Grands Lacs et la côte Est du pays.

Concrètement, cela signifie que des dizaines de milliers d’entreprises dans ces 38 États profitent au plus haut point du libre-échange avec le Canada, sans parler de celles qui sont situées dans d’autres États comme la Floride, le Texas ou la Californie.

Autre statistique éloquente : près de 9 millions d'emplois aux États-Unis dépendent du commerce et de l'investissement avec le Canada, selon le gouvernement canadien.

Les milieux d’affaires américains connaissent cet enjeu.

À la mi-septembre, les dirigeants de la U.S. Chamber of Commerce, du Business Rountable et de la National Association of Manufacturers ont accentué la pression sur l'administration Trump afin que le prochain ALÉNA inclut le Canada.

Dans une lettre envoyée au représentant américain du Commerce, Robert Lighthizer, les trois principaux leaders d'America inc. affirment qu'une nouvelle entente commerciale sans le Canada serait inacceptable.

«Il serait inacceptable de déloger le Canada, notre principal marché d'exportation dans le monde», écrivent les dirigeants des trois principales associations patronales du pays dans une lettre vue par le Wall Street Journal.

Dans ce contexte, on peut facilement imaginer la pression qui s’exercerait sur la plupart des sénateurs et des représentants du Congrès qui songeraient à voter en faveur de la fin du libre-échange avec le Canada.

Dans les prochains jours, semaines, voire mois, l’administration Trump exercera beaucoup de pression sur le gouvernement Trudeau afin qu’il conclut rapidement une entente pour renouveler l’ALÉNA.

Pour sa part, le Canada doit continuer à discuter avec Washington, tout en s’assurant de négocier le meilleur accord qui soit dans l’intérêt des Canadiens.

Bonne nouvelle : Ottawa peut faire preuve de patience, car nous avons plusieurs alliés aux États-Unis, qui ne permettront pas qu’on mette fin au libre-échange avec le Canada.

Ils sont dans les milieux politiques et académiques, sans parler des entreprises, des syndicats, des maires et des gouverneurs. Ils ont tous intérêt à maintenir le libre-échange avec le plus fidèle allié des États-Unis depuis plus d’un siècle, le Canada.

Dommage qu’on l’ait oublié à la Maison-Blanche.

 

À propos de ce blogue

Dans son analyse Zoom sur le monde, François Normand traite des enjeux géopolitiques qui sont trop souvent sous-estimés par les investisseurs et les exportateurs. Journaliste au journal Les Affaires depuis 2000 (il était au Devoir auparavant), François est spécialisé en commerce international, en entrepreneuriat, en énergie & ressources naturelles, de même qu'en analyse géopolitique. François est historien de formation, en plus de détenir un certificat en journalisme de l’Université Laval. Il a réussi le Cours sur le commerce des valeurs mobilières au Canada (CCVM) de l’Institut canadien des valeurs mobilières et il a fait des études de 2e cycle en gestion des risques financiers à l’Université de Sherbrooke durant 15 mois. Il détient aussi un MBA de l'Université de Sherbrooke. François a réalisé plusieurs stages de formation à l’étranger: à l’École supérieure de journalisme de Lille, en France (1996); auprès des institutions de l'Union européenne, à Bruxelles (2002); auprès des institutions de Hong Kong (2008); participation à l'International Visitor Leadership Program du State Department, aux États-Unis (2009). En 2007, il a remporté le 2e prix d'excellence Caisse de dépôt et placement du Québec - Merrill Lynch en journalisme économique et financier pour sa série « Exporter aux États-Unis ». En 2020, il a été finaliste au prix Judith-Jasmin (catégorie opinion) pour son analyse « Voulons-nous vraiment vivre dans ce monde? ».

François Normand