ALÉNA : l'échec des pourparlers n'est pas une catastrophe

Publié le 19/05/2018 à 07:49

ALÉNA : l'échec des pourparlers n'est pas une catastrophe

Publié le 19/05/2018 à 07:49

Le premier ministre canadien Justin Trudeau et le président américan Donald Trump (source photo: Getty)

ANALYSE GÉOPOLITIQUE – Le Canada, les États-Unis et le Mexique n’arriveront vraisemblablement pas à s’entendre pour renégocier l’Accord de libre-échange de nord-américain (ALÉNA) à court terme, repoussant sans doute cette échéance en 2019. Mais contrairement ce que vous entendrez et lirez, ce n’est pas une catastrophe pour l’économie canadienne.

Pourquoi? Premièrement, parce que le libre-échange reste en place malgré la poursuite des pourparlers après les élections de mi-mandat, en novembre, aux États-Unis. Deuxièmement, parce que même si l’ALÉNA était aboli (un scénario extrême et improbable), cela aurait un impact limité sur le Canada, selon le Mouvement Desjardins et BMO Marchés des capitaux.

J’y reviens dans quelques instants.

Bien entendu, tout le monde ou presque au Canada est en faveur du libre-échange, à commencer par les exportateurs qui acheminent 76% de leurs marchandises aux États-Unis. L’intégration des chaînes logistiques en Amérique du Nord, dans l’automobile, l’aluminium ou l’aérospatiale, plaide aussi en faveur d’une grande fluidité des marchandises et des services.

C’est pourquoi plusieurs politiciens et gens d’affaires au Canada diront que l’échec des pourparlers est une situation inquiétante et crée beaucoup d’incertitude, notamment au chapitre des investissements pour les entreprises canadiennes qui exportent aux États-Unis.

On peut comprendre cette réaction, en grande partie émotive.

Par contre, si on s’appuie sur des chiffres, il n’y a pas péril en la demeure.

Bref, le Canada peut prendre son temps afin de signer un accord qui soit dans l’intérêt de l’économie, des entreprises et des citoyens canadiens.

D’où vient cette certitude?

De deux études qui ont été publiées à l’automne 2017 par Desjardins (Canada : et si l’ALÉNA était aboli?) et BMO (The Day After NAFTA) qui minimisent l’impact d’une abolition hypothétique de l’ALÉNA sur l’économie canadienne.

Desjardins et BMO ont la même hypothèse: l’ALÉNA est aboli et l’Accord de libre-échange (ALÉ) de 1989, uniquement entre le Canada et les États-Unis, n'est pas réactivé.

Par conséquent, seule l’Organisation mondiale du commerce (OMC) serait là pour encadrer le commerce canado-américain. Car, sans libre-échange, les États-Unis appliqueraient les tarifs moyens de l’OMC sur les exportations canadiennes.

Il va sans dire que la fin du libre-échange canado-américain aurait quand même des impacts négatifs au Canada, soulignent les deux études.

Selon Desjardins, des entreprises pourraient voir augmenter leurs coûts administratifs en raison du rétablissement de tarifs douaniers, comme avant 1989, quand il n’y avait pas de libre-échange. L’incertitude pourrait aussi provoquer un ralentissement des investissements au Canada.

Pour sa part, BMO affirme que l’Ontario serait la province la plus affectée, notamment dans l’industrie automobile. Dans l’ensemble du pays, des secteurs pâtiraient plus que d’autres tels que l’électronique, la machinerie et les équipements de transport.

Malgré tout, la fin du libre-échange ne serait pas une catastrophe, insistent les économistes de Desjardins et de BMO.

Les tarifs de l’OMC sont relativement bas

Comme on vient de le voir, advenant la disparition de l’ALÉNA, le commerce entre le Canada et les États-Unis serait encadré par les tarifs de l’OMC. Or, avec l’accélération de la mondialisation, ces tarifs ont beaucoup diminué ces dernières décennies, souligne Benoit P. Durocher, économiste principal chez Desjardins.

«Au bout du compte, avec ces tarifs moyens relativement faibles, leur effet sur le prix des importations américaines serait assez limité en général», écrit l’auteur de l’étude.

Par exemple, les tarifs qui viseraient les dix plus importantes catégories de biens canadiens exportés aux États-Unis (représentant 68% de nos exportations au sud de la frontière) oscilleraient de 0% à 4,3%.

Rien pour stopper les exportations canadiennes à la frontière américaine.

Vous avez des doutes?

Prenons l’exemple du bois d’œuvre.

Actuellement, les Américains imposent des droits compensateurs et antidumping de 27% sur les exportations canadiennes de bois d’œuvre. Pourtant, les producteurs canadiens continuent d’exporter massivement leurs bois aux États-Unis, car les prix et la demande y sont élevés dans l’industrie de la construction.

Benoit Durocher donne deux cas hypothétiques afin de mettre en perspective l’impact de l’imposition des tarifs de l’OMC.

Hypothèse #1 L’imposition d’un tarif de 2 % : elle engendrerait une hausse de prix pour les Américains similaires à l’impact d’une appréciation du huard par rapport au dollar américain d’environ 1,6 cent au taux de change actuel.

Hypothèse #2 L’imposition d’un tarif de 5% : l’appréciation équivalente du dollar canadien serait d’environ 4 cents.

Or, avec la volatilité du huard, des soubresauts de quelques cents sur le taux de change sont courants, rappelle l'économiste de Desjardins. «L’impact d’une éventuelle imposition d’un léger tarif douanier ne serait donc pas un obstacle insurmontable pour la plupart des biens exportés vers les États-Unis.»

Comme on peut le voir sur ce graphique, le taux de change canado-américain a été très volatile depuis 1990.

Pourtant, durant cette période, la valeur des exportations du Canada aux États-Unis a plus que doublé. Et quand les expéditions canadiennes ont diminué, comme au début des années 2000 ou en 2008-2009, c’étaient essentiellement en raison d’une récession.

L’étude de BMO permet aussi de relativiser nos craintes à propos de l’ALNA. Plusieurs économistes y ont collaboré, dont Douglas Porter, l’économiste en chef de l’institution financière.

Les acteurs économiques et politiques s'ajusteraient

Selon lui, la fin du libre-échange aurait «clairement un effet négatif» sur l’économie canadienne. Par contre, Douglas Porter affirme que «ce risque est gérable» par les décideurs politiques, les gens d’affaires et les marchés qui s’ajusteraient à court terme.

La Banque du Canada assouplirait sa politique monétaire, de sorte que le dollar canadien s’ajusterait rapidement à la baisse. Quand l’économie canadienne subit un choc, la Banque du Canada (et la plupart des banques centrales dans le monde) réduit son taux directeur afin de donner de l’oxygène à l’économie.

Cette stratégie réduit l’attrait pour les actifs financiers canadiens, incluant celui pour le dollar canadien qui se déprécie. L’économiste de BMO croit qu’une dépréciation de 5% du huard serait alors possible, ce qui favorisait les exportateurs canadiens aux États-Unis.

Ottawa négocierait aussi sans doute de nouveaux accords de libre-échange avec d’autres pays afin d’ouvrir de nouveaux marchés à nos entreprises – des négociations sont par exemple déjà en cours l’Inde, le Japon, le Maroc ou Singapour.

Même la politique fiscale des gouvernements pourrait s’ajuster, en baissant par exemple l’impôt des sociétés au fédéral et dans les provinces.

Étant donné ces ajustements structurels, Douglas Porter estime que la fin du libre-échange retrancherait seulement 1 point de pourcentage au PIB canadien sur une période de 5 ans, soit 0,2% par année.

Si la disparition de l’ALÉNA n’a rien de catastrophique, il n’y a pas de quoi fouetter un chat avec le simple report d’un nouvel accord en 2019, voire plus tard.

Enfin, on l’oublie souvent, mais des tarifs douaniers n’empêchent pas la croissance du commerce international. Depuis 10 ans, les exportations de marchandises du Canada vers la Chine ont plus que doublé (126%) sans accord de libre-échange, selon Statistique Canada.

C’est pourquoi il faut minimiser les discours alarmistes à propos de l’ALÉNA.

Bref, respirons par le nez et gardons la tête froide.

 

 

 

 

 

À propos de ce blogue

Dans son analyse Zoom sur le monde, François Normand traite des enjeux géopolitiques qui sont trop souvent sous-estimés par les investisseurs et les exportateurs. Journaliste au journal Les Affaires depuis 2000 (il était au Devoir auparavant), François est spécialisé en commerce international, en entrepreneuriat, en énergie & ressources naturelles, de même qu'en analyse géopolitique. François est historien de formation, en plus de détenir un certificat en journalisme de l’Université Laval. Il a réussi le Cours sur le commerce des valeurs mobilières au Canada (CCVM) de l’Institut canadien des valeurs mobilières et il a fait des études de 2e cycle en gestion des risques financiers à l’Université de Sherbrooke durant 15 mois. Il détient aussi un MBA de l'Université de Sherbrooke. François a réalisé plusieurs stages de formation à l’étranger: à l’École supérieure de journalisme de Lille, en France (1996); auprès des institutions de l'Union européenne, à Bruxelles (2002); auprès des institutions de Hong Kong (2008); participation à l'International Visitor Leadership Program du State Department, aux États-Unis (2009). En 2007, il a remporté le 2e prix d'excellence Caisse de dépôt et placement du Québec - Merrill Lynch en journalisme économique et financier pour sa série « Exporter aux États-Unis ». En 2020, il a été finaliste au prix Judith-Jasmin (catégorie opinion) pour son analyse « Voulons-nous vraiment vivre dans ce monde? ».

François Normand