ALÉNA: le Canada doit renégocier rapidement

Publié le 22/07/2017 à 09:36

ALÉNA: le Canada doit renégocier rapidement

Publié le 22/07/2017 à 09:36

Le président américain Donald Trump (source photo: Getty)

ANALYSE GÉOPOLITIQUE–Même si le Canada doit défendre ses intérêts, il doit néanmoins tenter de conclure la renégociation de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA) d’ici la fin de l’année, car une entente sera beaucoup plus difficile à obtenir en 2018 en raison des élections aux États-Unis et au Mexique.

C’est l’ex-ambassadeur américain à Ottawa, Bruce Heyman, qui a donné ce conseil au gouvernement canadien lors d’un entretien exclusif à Les Affaires, en juin.

L’ancien diplomate est conscient que renégocier un accord commercial sur une si courte période de temps est tout un défi. Il persiste et signe malgré tout. À ses yeux, il est possible d’y arriver si les États-Unis, le Canada et le Mexique mettent l’accent sur l’essentiel en vue de cette renégociation qui doit débuter à partir de la mi-août.

«Si on s’appuie sur le noyau de l’ALÉNA, qu’on l’utilise comme une fondation et qu’on fait des changements sur des points qui ont déjà été négociés dans le Partenariat transpacifique [que l'administration Trump a rejeté], je pense qu’on peut arriver à un accord très rapidement dans la mesure où les parties comprennent bien la nature du give and take», affirmait Bruce Heyman.

Ce que les Américains veulent

Le 17 juillet, le gouvernement américain a publié la liste de ses objectifs en vue de la renégociation de l’ALÉNA.

Les Américains veulent un meilleur accès au marché agroalimentaire canadien, notamment pour le lait et les produits laitiers comme le fromage. Cela touche directement au système de la gestion de l’offre au Canada, qui limite l’accès au marché canadien à la concurrence étrangère.

Les règles d’origine et le mécanisme de règlement des différends sont aussi deux enjeux prioritaires aux yeux de Washington. Et pour le Canada.

Les règles d'origine permettent à un manufacturier canadien d'importer par exemple des composants de la Chine et de les intégrer dans une machine vendue aux États-Unis, et ce, sans payer de tarif douanier. Un renforcement des règles d’origine pourrait limiter la marge de manœuvre de nos entreprises.

Le mécanisme de règlement des différends–que Washington veut abolir– est aussi un élément stratégique pour le Canada. Il a notamment permis à Ottawa de défendre le dossier du bois-d’œuvre et de gagner à toutes les occasions devant ce tribunal administratif, au grand dam de l’industrie américaine.

Le Mexique fait lui aussi face à des enjeux vitaux pour son économie, au premier chef l’accès au marché américain pour ses biens et ses services.

Malgré tout, si les trois pays n’arrivent pas à renégocier l’ALÉNA d’ici la fin de l’année, trois facteurs pourraient faire dérailler la négociation en 2018, selon l’ex-ambassadeur américain.

Risque #1: l’élection présidentielle au Mexique en juin 2018.

Bruce Heyman est formel: il serait préférable de conclure la négociation de l’ALÉNA avant le début de la campagne présidentielle mexicaine.

L’ALÉNA est un sujet très sensible au Mexique. Si la renégociation n’est pas terminée en juin 2018, l’ALÉNA deviendra à coup sûr un enjeu électoral et cela politisera au plus haut point les pourparlers entre Mexico, Washington et Ottawa.

Risque #2: les élections de mi-mandat aux États-Unis

Des élections de mi-mandat auront lieu à l’automne 2018 aux États-Unis, avec des primaires débutant au printemps. Ces élections changeront la configuration du Congrès américain, formé de la Chambre des représentants et du Sénat.

À cette occasion, tous les 435 représentants seront en élection ainsi que le tiers des 100 sénateurs.

La renégociation de l’ALÉNA serait encore plus compliquée si elle devenait un enjeu des élections de mi-mandat, affirme Bruce Heyman. Les groupes de pression sont très actifs au Congrès afin de protéger leurs industries, surtout en période électorale.

«Si le Congrès ajoute beaucoup plus de contraintes sur le département du Commerce et le représentant américain du commerce (USTR), cela peut complexifier davantage le processus pour renégocier l’ALÉNA», prévenait l’ex-ambassadeur américain en entrevue.

Risque #3 : le manque d’une certaine confidentialité

Ce risque en fera sursauter plusieurs, alors que nous vivons à une époque où l’information circule facilement. Le troisième risque à la renégociation de l’ALÉNA est le manque d’une certaine confidentialité, estime Bruce Heyman.

«Historiquement, les accords ayant été des succès ont été négociés derrière des portes closes, car c’est essentiel pour arriver à des compromis.»

Or, sa plus grande crainte, c’est que la renégociation sur l’ALÉNA se fasse sur la place publique et que le débat dégénère. Cela forcerait les dirigeants politiques à adopter une ligne dure afin de sauver la face auprès de leurs électeurs.

L’ex-ambassadeur américain craint en particulier l’attitude de Donald Trump.

«Le risque, c’est que le président Trump amène ce débat sur la place publique, via Twitter ou tout autre moyen de communication, en faisant des accusations. Ce qui forcerait une réplique et une réplique aux répliques, de sorte de rendre encore plus difficile la conclusion d’une entente.»

L’ambassadeur du Canada aux États-Unis, David MacNaughton, croit aussi qu’il faille renégocier l’ALÉNA le plus vite possible, mais pas à n’importe quel prix.

«Évidemment, il serait préférable d’obtenir une clarification sur notre relation commerciale [avec les États-Unis] plus tôt que tard. Cela dit, nous n’allons pas nous précipiter pour négocier une mauvaise entente», a-t-il récemment déclaré lors de la rencontre des premiers ministres des provinces.

David MacNaughton a raison : le statu quo est préférable à une mauvaise entente qui engagerait le Canada pour les décennies à venir.

Cela dit, l’incapacité à renégocier l’ALÉNA rapidement a aussi des conséquences.

Si une entente n’est pas conclue d’ici la fin de 2017, voire au début de 2018, les pourparlers pourraient s’étirer jusqu’en 2019, voire 2020.

Or, 2020 est l’année de la prochaine élection présidentielle aux États-Unis. Donald Trump pourrait tenter de se faire réélire, et l’ALÉNA serait à nouveau un enjeu électoral, comme en 2016.

Le protectionnisme progresse aux États-Unis, en premier lieu sous la précédente administration Obama. Aussi, le prochain candidat démocrate aura lui aussi selon toute vraisemblance un discours protectionniste.

Ce qui ne laisse rien présager de bon pour l’ALÉNA.

Voilà pourquoi Ottawa aurait tout intérêt à renégocier l’accord rapidement, et ce, dans le meilleur intérêt des Canadiens.

P.S. Cette analyse géopolitique hebdomadaire fait relâche jusqu'au samedi 29 août.

 

À propos de ce blogue

Dans son analyse Zoom sur le monde, François Normand traite des enjeux géopolitiques qui sont trop souvent sous-estimés par les investisseurs et les exportateurs. Journaliste au journal Les Affaires depuis 2000 (il était au Devoir auparavant), François est spécialisé en commerce international, en entrepreneuriat, en énergie & ressources naturelles, de même qu'en analyse géopolitique. François est historien de formation, en plus de détenir un certificat en journalisme de l’Université Laval. Il a réussi le Cours sur le commerce des valeurs mobilières au Canada (CCVM) de l’Institut canadien des valeurs mobilières et il a fait des études de 2e cycle en gestion des risques financiers à l’Université de Sherbrooke durant 15 mois. Il détient aussi un MBA de l'Université de Sherbrooke. François a réalisé plusieurs stages de formation à l’étranger: à l’École supérieure de journalisme de Lille, en France (1996); auprès des institutions de l'Union européenne, à Bruxelles (2002); auprès des institutions de Hong Kong (2008); participation à l'International Visitor Leadership Program du State Department, aux États-Unis (2009). En 2007, il a remporté le 2e prix d'excellence Caisse de dépôt et placement du Québec - Merrill Lynch en journalisme économique et financier pour sa série « Exporter aux États-Unis ». En 2020, il a été finaliste au prix Judith-Jasmin (catégorie opinion) pour son analyse « Voulons-nous vraiment vivre dans ce monde? ».

François Normand