La dynastie des «Yakafokons»


Édition du 07 Juin 2014

La dynastie des «Yakafokons»


Édition du 07 Juin 2014

Ils sont partout et nous envahissent chaque jour un peu plus... Ils ont pris possession des bureaux, des ateliers, des officines, des commerces et des usines. On les retrouve dans les immeubles gouvernementaux, dans les vestiaires sportifs, à la radio, à la télévision, dans la presse écrite et même dans les restaurants et les bars... Loin d'être en voie de disparition, les sujets de cette espèce prolifèrent... Inoffensifs pour l'homme, ils restent néanmoins dangereux pour notre société et notre économie.

Et vous, vous arrive-t-il d'en rencontrer ? Je suis certaine que oui. Pour vous aider à les reconnaître, je vais juste me permettre de faire appel à un peu de phonétique. Vous est-il, par exemple, arrivé d'entendre certains «experts» discourir sur les façons dont telle ou telle entreprise devrait s'y prendre pour éviter une situation difficile, une crise ou même une faillite ? C'est justement la nature des conseils qu'ils donnent et des solutions qu'ils préconisent qui les positionne à des degrés différents dans la dynastie des Yakafokons. Leurs recommandations pourraient ainsi débuter : «Ya ka faire ci»... «Fokon fasse ça !». D'où ce nom de yakafokon qui leur va à merveille ! Si c'est dans l'après-cataclysme qu'ils sont les meilleurs, leur véritable spécialité reste la généralisation. À des situations réelles, ils excellent dans l'art de proposer des solutions théoriques pour parvenir à des résultats hypothétiques.

Aucun domaine n'échappe à leur expertise

Ces spécialistes et ces pseudo-experts se multiplient dans tous les domaines. Du sport à l'économie, de la finance à la politique, en passant par l'art, le commerce ou le marketing.

Si l'audience de beaucoup d'entre eux se limite à quelques voisins de table au Tim Hortons, d'autres ont de véritables tribunes dans les médias. C'est le genre de personnage que l'on voit par exemple aux nouvelles et à qui on demande régulièrement de commenter certains faits marquants de l'actualité : un responsable de sécurité à la retraite, un ancien joueur de hockey ou encore un professeur d'université qui n'a pas fait de terrain depuis des lustres. Si ceux-là sont parfois considérés comme des spécialistes par les médias, d'autres, plus près de nous, n'hésitent pas à s'autoproclamer «experts» dans leurs domaines respectifs. C'est aussi bien ce consultant indépendant que votre voisin de casier au club de golf, ou encore le beau-frère ou l'ami d'un ami qui a du succès dans un univers d'affaires totalement étranger au vôtre.

Faites ce que je dis... et que je n'ai jamais fait !

Si je leur consacre ces quelques lignes aujourd'hui, c'est que j'en croise moi aussi très régulièrement et que la tribune offerte à certains d'entre eux dans les médias m'interpelle toujours un peu. Loin de moi l'intention de vouloir généraliser, mais dans le domaine qui est le nôtre, celui des affaires, les Yakafokons sont légion. Phénomène d'autant plus amplifié qu'ils ont su s'emparer avec beaucoup de facilité de l'incroyable visibilité que leur procurent les réseaux sociaux. Fournisseurs ou partenaires, cadres ou simples employés, consultants ou demandeurs d'emploi, les yakafokons excellent dans l'art de vous expliquer ce qu'il faut faire - ou ce qu'il aurait fallu faire - sans jamais l'avoir fait eux-mêmes. Sous prétexte d'être passés par plusieurs grandes firmes, ils se permettent de vous offrir leur expertise alors qu'ils n'ont jamais personnellement accompli le travail ni même compris la démarche qui y a mené. Intelligents et opportunistes, ils sont très compétents pour vous décrire un mandat antérieur et les résultats obtenus en prenant bien soin de ne jamais mentionner et encore moins de commenter leur contribution directe au projet. De l'analyse du marché et des besoins à la réalisation finale, ils sont capables de survoler avec brio des processus que vous trouverez sans difficulté sur la plupart des sites Web de votre industrie.

Mes réflexions personnelles ne doivent en aucun cas porter ombrage aux compétences et à l'efficacité de bon nombre de professionnels. Dieu merci, beaucoup d'entre eux sont encore capables de vous prendre par la main et de vous guider sur les chemins du succès, mais il conviendra pour toute entreprise, et notamment pour les PME, de séparer le bon grain de l'ivraie.

Convivial et souvent beau parleur, leYakafokon de base pourrait presque gagner notre sympathie s'il ne représentait pas de réels dangers pour notre société. Outre le fait qu'il dispose d'un indéniable talent pour nous faire perdre notre temps et notre argent, je déplore son incroyable capacité à se reproduire et à se multiplier. Il en existe de plus en plus, à tous les niveaux de la hiérarchie. Une société qui dispose de plus de penseurs que de faiseurs court irrémédiablement à sa perte.

Parfois échaudée par quelques spécimens de haut niveau, j'ai appris à reconnaître cette tendance au «yakafokonisme» et à la combattre dans l'oeuf au sein même de mon entreprise. «Mme Henkel, ce serait bien si on avait ceci ou si on faisait cela...» Tout collaborateur qui prononce ces mots connaît désormais ma réponse : «C'est une excellente idée ! Présentez-moi un projet et si c'est intéressant... nous le réaliserons. Non, vous le réaliserez !» Maintenant, yapluka ! 

Danièle Henkel a fondé son entreprise en 1997, un an après avoir créé et commercialisé le gant Renaissance, distribué partout dans le monde. Mme Henkel a été plusieurs fois récompensée pour ses qualités de visionnaire et son esprit entrepreneurial. Elle est juge dans la téléréalité à caractère entrepreneurial Dans l'oeil du dragon, diffusée à Radio-Canada.