Un demi-siècle de galère

Publié le 21/01/2012 à 00:00, mis à jour le 24/01/2012 à 09:50

Un demi-siècle de galère

Publié le 21/01/2012 à 00:00, mis à jour le 24/01/2012 à 09:50

Par François Normand

Les démographes le prévoyaient, c'est maintenant fait : la pyramide des âges a basculé. Depuis juillet dernier, le Québec compte plus de personnes âgées de 65 et plus que de jeunes âgés de 15 ans et moins. De nouveaux marchés émergeront, d'autres déclineront. Et les entreprises devront s'adapter à une pénurie persistante de main-d'oeuvre... qui durera près d'un demi-siècle.

La pénurie de main-d'oeuvre vous donne des cauchemars ? Eh bien, vous n'avez rien vu ! Dès l'année prochaine, en 2013, la population québécoise en âge de travailler (les 15 à 64 ans) cessera de croître, selon les chiffres de Statistique Canada. Elle oscillera entre 5,3 et 5,4 millions de personnes pendant au moins 43 ans ! Et en 2050, le bassin de main-d'oeuvre se sera atrophié de 141 000 individus au Québec, soit l'équivalent de la ville de Sherbrooke.

«La situation est d'autant plus préoccupante que le Canada (sans le Québec) et les États-Unis continueront, eux, à voir leur bassin de main-d'oeuvre augmenter», souligne Luc Godbout, professeur à l'Université de Sherbrooke et chercheur à la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques.

Ainsi, de 2010 à 2030, le groupe des 15-64 ans diminuera de 3 % dans la province. Sur la même période, leur nombre progressera de 5,3 % au Canada (sans le Québec) et de 7,9 % aux États-Unis.

Ce déclin du bassin de main-d'oeuvre potentiel au Québec aura un impact majeur sur les entreprises. D'autant plus que d'autres défis risquent d'accentuer le problème : le boom des ressources naturelles dans l'Ouest canadien et le développement du Nord québécois.

Valoriser le travail

Pour ne pas connaître un déclin économique, le Québec devra valoriser davantage le travail, selon Pierre Plamondon. La solution, dit-il, passe entre autres par la bonification des retraites ajournées et par l'adoption de mesures facilitant la combinaison de revenus de retraite et de revenus de travail.

Pour sa part, Luc Godbout préconise une plus grande intégration des femmes sur le marché du travail. Par exemple, en 2008, le taux d'activité des femmes de 25 à 54 ans au Québec s'élevait à 83 % au Québec. Ce qui est mieux qu'en Ontario (82 %), mais beaucoup moins qu'en Suède (88 %).

Il reste que, pour continuer de grandir, nos entreprises n'auront pas le choix de faire preuve d'une grande ingéniosité au chapitre de la productivité.

«Seule une accélération des gains de productivité permettra vraiment d'éviter une baisse de régime trop prononcée de l'activité économique», souligne Hélène Bégin, économiste principale au Mouvement Desjardins.

Selon elle, si les gains de productivité au Québec se maintiennent au rythme des 10 dernières années (1 % en moyenne par année), la croissance économique descendra sous la barre du 1 % d'ici 2020, soit un rythme de croissance à l'italienne.

DES SOLUTIONS

Pas de panique : il existe des solutions pour limiter les effets de la pénurie de main-d'oeuvre. Plusieurs entreprises qui se heurtent à ce problème depuis des années ont réussi à prospérer malgré tout. Voici comment.

Automatiser pour libérer l'innovation

L'usine d'IBM Canada, à Bromont, automatise au maximum sa chaîne de production pour disposer d'un plus grand nombre d'employés qualifiés. Cela permet à ce fabricant de semi-conducteurs d'innover davantage, le nerf de la guerre dans cette industrie hyper concurrentielle.

«Nous modifions ou nous créons une pièce toutes les deux heures ! Il faut donc du personnel qualifié pour y arriver», laisse tomber le directeur de l'usine, Raymond Leduc.

Par exemple, l'usine de Bromont utilise des machines pour inspecter automatiquement des pièces, ce qui libère son personnel et lui permet de s'adonner à des taches plus créatives. «Auparavant, l'inspection était effectuée par une personne hautement spécialisée, explique Raymond Leduc. Aujourd'hui, cette personne se consacre à la conception ou à la modification de pièces.»

L'automatisation de l'usine permet aussi à des employés moins qualifiés de consacrer du temps à leur formation. Neuf d'entre eux étudient actuellement à temps plein au Cégep de Granby.

«Nous vivons une importante pénurie de spécialistes en instrumentation pour développer de nouveaux outils», précise Raymond Leduc. IBM n'avait pas le luxe d'attendre que de tels spécialistes arrivent sur le marché du travail. C'est pourquoi elle investit dans leur formation.

Investir dans la formation

Chez Supermétal, un fabricant-installateur de charpentes et de structures métalliques de Saint-Romuald, on combat la pénurie de main-d'oeuvre par la polyvalence des employés : «Nous formons nos employés pour qu'ils puissent occuper divers postes dans la chaîne de production, en fonction des besoins», raconte Martin Lafrance, directeur des ressources humaines.

L'entreprise - qui a aussi des usines à Sherbrooke, en Alberta et en Caroline du Sud - forme par exemple à l'interne ses travailleurs journaliers peu qualifiés pour en faire des soudeurs, un corps de métier que les entreprises des quatre coins du pays s'arrachent.

Une fois formé à la soudure, un travailleur journalier peut découper des pièces de métal avec une machine, pour ensuite les assembler et les souder pour faire des charpentes ou des structures métalliques. Auparavant, deux employés de Supermétal étaient requis pour cette opération.

Délocaliser la production

Louis Garneau Sports a ouvert une usine au Mexique en 2008 pour venir à bout de sa pénurie de main-d'oeuvre. Il y emploie 70 personnes

Même si les salaires sont deux fois moins élevés au Mexique qu'au Québec, Louis Garneau jure qu'il a avant tout investi au Mexique en raison de la pénurie de main-d'oeuvre dans la province. «Nous n'arrivons plus à recruter des couturières au Québec, confie Louis Garneau, fondateur et président de l'entreprise de Saint-Augustin-de-Desmaures. Il n'y pas de relève dans la couture au Québec. La moyenne d'âge de nos couturières est de 50 ans. Et on vit la même chose dans le nord-est des États-Unis !»

Selon lui, la Chine n'est plus une solution de rechange pour les entreprises comme la sienne. «Les coûts de la main-d'oeuvre y augmentent de 10 à 15 % par année.»

À ses yeux, le Mexique a plusieurs avantages. La main-d'oeuvre y est abondante et bien formée. De plus, le Mexique est membre de l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) et il a un accord de libre-échange avec les 27 pays de l'Union européenne, la plus grande économie du monde.

Embaucher à l'étranger

Schulte Industries se tourne vers l'étranger non pas pour délocaliser, mais pour recruter des soudeurs et des peintres industriels.

«Depuis 5 ans, nous avons ainsi embauché une vingtaine d'employés, surtout des soudeurs, en Ukraine, en Chine et aux Philippines», indique Kevin Dow, président de ce fabricant de coupeuses rotatives, de souffleuses et d'extracteurs de roches d'Englefeld, en Saskatchewan.

Schulte a recours aux services de firmes spécialisées en immigration comme CLS Consulting Lloydminster - Immigration Services. L'équipe de CLS aux Philippines fait «le premier tri» des ouvriers pouvant potentiellement travailler à l'usine et vérifie également qu'ils sont autorisés à immigrer au Canada. Quand ces deux étapes sont franchies, des recruteurs de Schulte se rendent sur place pour rencontrer les candidats sélectionnés.

«Nous pouvons ainsi bien jauger si ces travailleurs sont susceptibles de s'intégrer facilement à la culture de notre entreprise, au Canada, ce qui est loin d'être acquis», précise Kevin Dow. F.N.

LES CONSÉQUENCES SUR L'ÉCONOMIE DU QUÉBEC

Une croissance économique plus modeste

De 1981 à 2008, le produit intérieur brut réel (hormis l'inflation) du Québec a augmenté de 2 % par année. Or, de 2016 à 2056, cette moyenne devrait tomber à 1,5 %, dit Luc Godbout, chercheur à la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques à l'Université de Sherbrooke.

Une pression accrue sur les finances publiques

D'ici 2020, les revenus du gouvernement du Québec augmenteront sans doute moins rapidement que ses dépenses, notamment en raison du budget de la santé, note Robert Gagné, professeur titulaire à HEC Montréal, qui a participé au Comité consultatif sur l'économie et les finances publiques. En 2010, ce comité avait estimé que les revenus budgétaires progresseraient de 5,4 % par année, de l'exercice 2009-1010 à celui de 2013-2014, pour ralentir à 3,9 % , de l'exercice 2013-2014 à celui de 2019-2020. Par contre, pour les deux mêmes périodes, les dépenses budgétaires augmenteront respectivement de 3,5 % et de 4 %.

Un débat public centré sur la santé

Les partis politiques tiendront davantage compte des revendications des 65 ans et plus, dont le nombre connaîtra un boom dans les prochaines années. «La génération des baby-boomers a toujours été habituée à revendiquer des choses, et cela va continuer, même à la retraite», dit Jean-Pierre Beaud, doyen de la Faculté de science politique et de droit, à l'Université du Québec à Montréal. Et leurs principales revendications seront la santé et les soins pour améliorer leur bien-être. Cela risque de créer des tensions entre ce «pouvoir gris» et les jeunes adultes, qui paieront plus d'impôts et qui n'auront pas les mêmes préoccupations que leurs aînés. F.N.

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