"Les compagnies aériennes doivent cesser de gérer à la petite semaine"

Publié le 22/11/2008 à 00:00

"Les compagnies aériennes doivent cesser de gérer à la petite semaine"

Publié le 22/11/2008 à 00:00

Trente-cinq compagnies aériennes ont fait faillite depuis le début de l'année. 35 ! Et cette semaine, le holding Ace Aviation, qui détient 75 % des actions d'Air Canada, a annoncé une perte de 135 millions de dollars pour le troisième trimestre de 2008, surtout imputable au transporteur aérien - Air Canada enregistre une perte de 112 millions de dollars et son action pique du nez. La situation est pire qu'au lendemain des attentats de 2001, juge l'Association du transport aérien international (IATA).

Pour Nawal Taneja, directeur du Département d'aviation de la Ohio State University, le secteur doit impérativement réinventer son modèle commercial. Il développe cette thèse dans son dernier livre, Flying Ahead of the Airplane.

Journal Les Affaires - L'IATA parle de perfect storm pour décrire la crise que traverse l'industrie aérienne. Exagère-t-elle ?

Nawal Taneja - Pas du tout. Le secteur fait face à suffisamment de problèmes pour qu'on parle de tempête parfaite. D'abord, le prix du kérosène : même s'il a chuté ces dernières semaines, rien ne garantit qu'il ne remontera pas à son niveau antérieur, voire plus haut. La prochaine fois, au lieu de descendre à 70 $, le prix du baril pourrait très bien évoluer dans l'autre sens et passer de 140 à 180 $ ! Il y a toujours eu des variations dans les prix, mais jamais aussi fortes et aussi rapides. Il faut que les transporteurs trouvent comment s'adapter à de telles variations.

JLA - Outre le prix du carburant, quels sont les autres facteurs en cause ?

N.T. - La concurrence intense que se livrent les transporteurs et l'arrivée de grands acteurs en provenance du Moyen-Orient, comme Emirates Airlines de Dubaï, Ethiad Airways d'Abou Dhabi et Qatar Airways. Ils mettent une pression énorme sur les anciens transporteurs.

Par exemple, British Airways annonçait récemment qu'elle était forcée de réduire ses tarifs entre Londres et l'Inde. Cette décision est le résultat direct de cette nouvelle compétition. Là où il n'y avait que deux autres transporteurs offrant une liaison directe - Air India et Virgin -, il y en a maintenant cinq. Et je ne parle pas de la douzaine d'autres qui offrent le même trajet avec escale et des compagnies à faible marge (low-cost) qui vont entrer dans la danse. Ajoutez à cela les attentes grandissantes des consommateurs, la libéralisation progressive du ciel et toute la question des changements climatiques qui commence déjà à peser sur les transporteurs, et vous vous retrouvez avec un ouragan. Je sympathise vraiment avec les gestionnaires des compagnies. Ils évoluent dans une des périodes les plus compliquées de l'histoire, et ils ont les mains liées. Une large portion de leurs coûts leur échappe. Le kérosène, par exemple, compte pour 35 à 40 % de l'ensemble de leurs dépenses; la main-d'oeuvre, très syndiquée, pour 30 %. Et les règles gouvernementales continuent de leur imposer d'énormes contraintes, comme à aucune autre industrie.

JLA - Quelles mauvaises pratiques ces gestionnaires doivent-ils corriger ?

N.T. - Les compagnies ne font rien de particulièrement mauvais. Mais elles doivent apprendre à gérer dans une perspective à long terme en même temps qu'elles s'occupent du quotidien. Les dirigeants doivent cesser de gérer leur entreprise à la petite semaine. Mais l'importance de la crise actuelle les oblige à prendre le taureau par les cornes et à apporter des changements importants à leurs façons de faire. Je pense par exemple à la nécessité de se différencier de leurs compétiteurs autrement que par le prix des billets. Les transporteurs y parviendront en travaillant sur leur image de marque. Virgin Atlantic et Lufthansa l'ont fait en Europe, Cathay Pacific et Singapore Airlines en Asie-Pacifique. Ce sont des exemples à suivre.

JLA - Ce ne serait donc qu'une question d'image ?

N.T. - Non, surtout pas. Mais on ne peut la négliger. Une autre approche consiste à remanier la gestion de la tarification en s'équipant de systèmes beaucoup plus sophistiqués, par exemple en introduisant le principe de négociation du prix, nouveau dans l'industrie. Le consommateur pourrait marchander son billet comme s'il se trouvait dans un bazar.

Aussi, les transporteurs doivent regarnir leur offre, aujourd'hui réduite au minimum. En offrant, non pas des services facturés à la pièce, comme c'est le cas actuellement, mais plutôt des forfaits, comme dans les industries automobile ou du sans-fil. Air Canada est à cet égard parmi les plus avancées. Les transporteurs devront aussi réorganiser complètement leur fonctionnement. La gestion des horaires des vols doit changer. Elle doit devenir l'activité la plus importante des transporteurs. Un passager doit être suivi du début à la fin, de l'apparition de son désir de voyager jusqu'à son retour à la maison. De sorte que, si un appareil est cloué au sol, le service de la comptabilité prend immédiatement le relais pour payer la nuitée imposée au passager au lieu de le laisser livré à lui-même.

JLA - Les transporteurs ont-ils les moyens de tels changements ?

N.T. - Cela coûterait évidemment cher. Voilà pourquoi le service de la comptabilité devrait être beaucoup plus lié à l'exploitation, et l'exploitation, à la gestion des horaires et de la tarification. L'intégration de l'ensemble de ces fonctions implique une transformation majeure des compagnies aériennes. Mais elle faciliterait néanmoins beaucoup leur fonctionnement.

Des entreprises comme Lufthansa, Emirates et Quantas sont loin devant tout le monde. Mais d'autres ne font qu'éteindre des feux. Elles ont le nez si près de l'arbre qu'elles n'ont aucune idée de ce à quoi ressemble la forêt. Elles doivent absolument prendre du recul - et prendre des décisions importantes, souvent difficiles, allant du renouvellement progressif de leur flotte au remplacement de leurs dirigeants. S'il n'est pas facile, un tel changement de culture est néanmoins nécessaire si elles comptent survivre. Car, à l'évidence, cette tempête va séparer les gagnants des perdants.

martin.jolicoeur@transcontinental.ca

À la une

Dette et déficit du fédéral: on respire par le nez!

19/04/2024 | François Normand

ANALYSE. Malgré des chiffres relativement élevés, le Canada affiche le meilleur bilan financier des pays du G7.

Budget fédéral 2024: «c'est peut-être un mal pour un bien»

19/04/2024 | Philippe Leblanc

EXPERT INVITÉ. Les nouvelles règles ne changent pas selon moi l'attrait des actions à long terme.

Multiplier la déduction pour gain en capital, c'est possible?

19/04/2024 | WelcomeSpaces.io

LE COURRIER DE SÉRAFIN. Quelle est l'avantage de cette stratégie?