«La plupart des maires ne comprennent rien au développement économique»

Publié le 23/02/2013 à 00:00

«La plupart des maires ne comprennent rien au développement économique»

Publié le 23/02/2013 à 00:00

L'entrevue

no 144

Richard Florida

URBANISTE ET AUTEUR

J'ai demandé à Christiane Germain, cofondatrice du Groupe Germain, avec quelle personnalité internationale elle aimerait que je m'entretienne. Elle a choisi l'urbaniste, démographe et chasseur de tendances Richard Florida. Cet Américain de 56 ans a écrit, entre autres, The Rise of the Creative Class ainsi que Who's Your City ? Il dirige aussi le Martin Prosperity Institute de la Rotman School of Management de l'Université de Toronto. Le magazine Fast Company l'a qualifié de « rock star intellectuelle ». L'entrevue s'est déroulée dans les bureaux de Mme Germain, à Montréal, qui a pu intervenir et poser ses questions.

Diane Bérard - L'ère industrielle est derrière nous, affirmez-vous. Alors, pourquoi les chefs d'États américains et européens ne parlent que de réindustrialisation ?

Richard Florida - Parce qu'ils n'ont rien compris. Vouloir «retransformer» les Occidentaux en employés de production est aussi insensé que prôner un retour à la terre en pleine révolution industrielle. L'économie industrielle appartient au passé.

D.B. - Les gouvernements misent probablement sur le retour du manufacturier parce que l'économie créative, dont vous êtes un fervent apôtre, n'a pas créé assez d'emplois...

R.F. - Vous avez raison, l'économie créative n'a pas produit suffisamment d'emplois. Et ce, parce qu'elle n'est pratiquée que par la plus faible proportion de l'économie. Le secteur des services a été complètement laissé pour compte. Résultat : notre société est plus divisée que jamais. D'une part, une poignée d'emplois de plus en plus payants. De l'autre, une majorité de postes à 20 000 ou 30 000 $ par année.

Christiane Germain - Que suggérez-vous pour donner un élan au secteur des services ?

R.F. - Répétons la stratégie qui a fait le succès du secteur manufacturier. Il y a 100 ans, les conditions de travail en usine étaient horribles. On en mourrait. Après la Deuxième Guerre mondiale, on a compris que traiter correctement les employés, solliciter leurs idées et bien les rémunérer profitait à toute la société. Ainsi est né un nouveau contrat social entre les employés et les entreprises. Mon père a travaillé en usine toute sa vie et son salaire a permis de nous mener jusqu'à l'université, mon frère et moi. Avant la Deuxième Guerre mondiale, un pareil niveau de vie aurait été impensable. Comment avons-nous pu oublier cette leçon ? Il faut constituer des équipes d'employés dans le secteur des services, comme dans le secteur manufacturier, les laisser aménager leur travail et prendre en considération leurs suggestions. Le concierge a des suggestions pour rendre votre immeuble moins énergivore, il sait quelles portes et quelles fenêtres font grimper votre facture ; lui en avez-vous parlé ?

D.B. - Le modèle économique du secteur des services repose sur de bas salaires. Le changer mettra en péril la rentabilité des entreprises...

R.F. - Le secteur manufacturier aussi s'articulait autour des bas salaires. On a réussi à le changer pour transformer les employés en consommateurs. Il n'est pas question de gonfler artificiellement la rémunération du personnel des restaurants et des boutiques, mais de rendre leur travail plus productif, avec leur collaboration, pour justifier ces augmentations. Il faudrait aussi un coup de pouce de la part du gouvernement. Que l'administration des villes, par exemple, mise sur le secteur des services comme avantage concurrentiel et qu'elle développe un nouveau contrat social avec les employés de ce secteur.

D.B. - Les villes constituent, selon vous, l'outil de développement économique de l'avenir. Expliquez-nous..

R.F. - Regardez la taille qu'atteignent certaines villes et l'accélération du taux d'urbanisation. Il est temps de considérer les villes comme de véritables entités économiques, au même titre que les provinces et les États.

D.B. - C'est mal parti pour Montréal ; notre maire a démissionné sur fond de corruption...

R.F. - Consolez-vous, Toronto a Rob Ford !

C.G. - Le fossé se creuse entre les maires et leurs citoyens. À Montréal, la population ne vote pas aux élections municipales et les scandales effarouchent la communauté d'affaires. Aucun dirigeant n'ose s'en mêler...

R.F. - Vous avez raison, le Canada fait piètre figure par rapport aux États-Unis quant à la relation entre le secteur public et le secteur privé. Aucun dirigeant n'ose dénoncer l'incompétence des maires. Tout comme les gens d'affaires ne s'investissent pas dans le développement des villes. Ils font leur petite affaire dans leur côté. Dommage. Le maire de Chicago, Rahm Emanuel, a affirmé que sa ville n'aurait pas atteint son envergure actuelle sans la contribution de la communauté d'affaires.

C.G. - Comment s'en sortir ?

R.F. - Il faut accorder davantage de pouvoirs aux maires. C'est ainsi qu'on attire des candidats de qualité. New York a Michael Bloomberg, un ex-poids lourd des affaires. Et Chicago peut compter sur Rahm Emanuel, l'ex-chef de cabinet de la Maison-Blanche sous Obama. Ils ont sollicité ces mandats en sachant qu'ils pourraient accomplir de grands projets, façonner la ville, lui insuffler une vision.

D.B. - Vous voulez renvoyer les maires sur les bancs d'école. Pourquoi ?

R.F. - La plupart des maires ne comprennent rien au développement économique. Ils ne maîtrisent pas les leviers de la croissance. Ils ignorent ce qui contribue à la prospérité et au rayonnement d'une ville. Il faut les former. Il est urgent de transformer la fonction de maire en profession, de leur bâtir un CV solide. Mais il faut aussi soutenir les maires dans leur mission en leur fournissant des données et des statistiques sur lesquelles s'appuyer.

D.B. - Laissons de côté les maires pour parler de la géographie des villes. Pourquoi la crise immobilière et financière s'est-elle avérée positive pour les villes ?

R.F. - La crise immobilière a ralenti la croissance des banlieues plantées au milieu de nulle part. Elle marque le retour de la densité immobilière. La banlieue et les autoroutes sont des reliques de l'ère industrielle. Toutes ces maisons désertées nous rappellent que les deux tiers de la population désirent vivre dans des communautés où l'on peut se déplacer à pied. On a surdéveloppé l'immobilier dans les champs et sous-développé les habitations en bordure des réseaux de transport.

D.B. - On vous a reproché d'attribuer beaucoup d'importance à une infime partie de la population - les artistes, les gais, les bourgeois bohèmes, etc. -, ceux qui constituent ce que vous appelez la «classe créative». Votre discours semble avoir évolué...

R.F. - En effet, on a souvent voulu me coincer à ce sujet. On m'a accusé de m'intéresser à une élite créative. C'est faux. La société a besoin de la créativité de tous les individus. C'est pour cette raison que mes prochains travaux porteront sur le secteur des services. C'est la prochaine frontière de la créativité, là où la partie se joue. Mais il faudra du temps pour passer d'une classe créative à une société créative. Probablement toute une génération.

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