L'héritier Bombardier

Publié le 01/07/2009 à 00:00

L'héritier Bombardier

Publié le 01/07/2009 à 00:00

photo : Maude Chauvin

Le CSeries, c'est son projet. Il l'a approuvé et lancé. Pierre Beaudoin a également l'ambition de percer le marché des trains à très grande vitesse. Il reste à faire décoller le tout. A-t-il la bonne stratégie pour avancer malgré les vents contraires ?

Juin 2009, Le Bourget, en banlieue de Paris. Ce devait être le salon de la récession. C'est exactement ce que cela a été. À l'instar de la plupart des nouveaux avions présentés à l'occasion de la grand-messe mondiale de l'aéronautique, le CSeries, le nouveau modèle-vedette de Bombardier, n'a pas réussi à soulever les passions. Encore une fois. Son carnet de commandes est toujours identique à ce qu'il était il y a encore trois mois. Et le premier trimestre de 2009 s'est terminé sur un bénéfice en baisse de 31 %. Au total, à peine neuf nouveaux avions ont été commandés pendant ce trimestre, par rapport à 118 l'an dernier.

Une situation embarrassante pour Pierre Beaudoin, le petit-fils de Joseph-Armand Bombardier et le successeur désigné de Laurent Beaudoin au poste de nouveau président et chef de la direction de l'entreprise. Depuis sa nomination il y a un an, l'homme de 47 ans fait tout son possible pour répondre aux attentes. Celles des marchés, des investisseurs et des analystes, et aussi celles des fournisseurs, des clients, des syndicats et des gouvernements.

Le fils de...

Cependant, après un an à la barre de l'entreprise, les attentes les plus importantes sont sans doute liées à la succession d'un dirigeant de la trempe de Laurent Beaudoin par son fils. " Justin Trudeau, Stephen Bronfman et François Jean Coutu sont dans la même situation. Toutefois, en raison de son envergure, Laurent Beaudoin laisse des souliers particulièrement difficiles à chausser ", estime Karl Moore, professeur de management à l'Université McGill. Et pour cause. En quatre décennies à peine, Laurent Beaudoin aura transformé une usine de motoneiges en un chef de file mondial de l'aéronautique et du transport en commun. Aujourd'hui, la multinationale compte 62 500 employés répartis dans 60 pays et affiche des revenus de 20 milliards de dollars américains.

C'est 2 000 fois le chiffre d'affaires de Bombardier lorsque " Laurent " - comme son fils se plaît à le nommer - a pris la direction de l'entreprise à la fin des années 1960. Tout un défi pour Pierre Beaudoin, un homme plus que discret chez qui on ne décèle au premier abord, à Montréal, à Berlin ou à Davos, ni la prestance, ni le charme quasi aristocratique de son père. " Il n'a pas encore l'aura du bâtisseur de son père. Cela viendra peut-être avec le temps ", dit le spécialiste en communication-marketing, Bernard Montulsky.

Il n'empêche. Au-delà de l'image, ceux qui connaissent les deux hommes retrouvent chez Pierre la ténacité, l'endurance et la détermination de Laurent Beaudoin. C'est le cas, entre autres, de Paul Tellier, ex-dirigeant de Bombardier. " Pierre est un homme chaleureux, simple, qui ne se prend pas pour un autre. Je ne dirais pas pour autant qu'il est prudent ; il est prêt à prendre des risques et à agir lorsque l'occasion se présente. Et il est aidé en cela par une formidable résistance au stress. " Des qualités qu'évoquent aussi ses amis de jeunesse. " C'est la personne la plus équilibrée que je connaisse. Il sait faire la part des choses, il ne se laisse pas déranger et il sait garder son sang-froid dans les pires situations ", dit son ami, André Bilodeau.

Le PDG en a fait la démonstration il y a quelques années, en Floride, lorsque l'ancre de l'embarcation de 36 pieds dans laquelle il se trouvait s'est accrochée en pleine mer. " N'eût été son sang-froid, je ne sais pas ce qui serait arrivé, raconte André Bilodeau. La tempête était telle que nous aurions pu couler. "

Des différences

S'il a hérité de plusieurs qualités de son père, Pierre Beaudoin ne se fait pas prier pour afficher ses différences. " J'ai grandi en tant que patron au sein d'une grande entreprise, confie-t-il à Commerce. Je me perçois davantage comme un gestionnaire de grande entreprise que comme un entrepreneur, ce que Laurent a d'abord été, tout en étant bon gestionnaire. "

Aux États-Unis, on le qualifierait de corporate entrepreneur. Ici, on dit intrapreneur. " Le père et le fils sont différents, et c'est tant mieux, dit Yvan Allaire, qui a été le conseiller spécial de Laurent Beaudoin pendant 15 ans et qui enseigne aujourd'hui à HEC Montréal. Laurent a bâti cette en-treprise morceau par morceau, alors que Pierre, lui, entre en scène quand Bombardier est une multinationale. "

Et pourtant, ce diplômé en relations industrielles de l'Université McGill a beau se percevoir surtout comme gestionnaire, il n'est pas pour autant dénué de sens de l'entrepreneurship. Peu savent, par exemple, qu'avant de se joindre à l'entreprise familiale, il a eu sa propre boutique de planches à voile, rue Iberville, à Montréal. C'est aussi à lui qu'on doit l'ouverture de la Rôtisserie St-Hubert de Notre-Dame-du-Bon-Secours, dans les années 1980, et du café électronique " Le monde virtuel ", rue Sainte-Catherine Ouest.

" Je ne voulais pas travailler chez Bombardier et qu'on dise que j'avais l'ambition de devenir un jour le PDG de l'entreprise. Cela n'a jamais été le cas... Du moins, pas au début ! " Mais au milieu des années 1980, il accepte la main que lui tend son père. " C'est pour trois ou quatre mois. Essaie au moins. Tu verras ensuite ", m'a-t-il dit. Son rôle : devenir pilote d'essai pour soutenir une équipe engagée dans la renaissance de la motomarine. Après avoir quitté ce marché en 1971, Bombardier veut y revenir. Pour le sportif de 23 ans, l'offre est difficile à refuser. Très vite, il prend la tête de l'équipe de développement.

C'est à cette époque que son talent pour la mécanique, talent qui lui vient sans doute de son grand-père maternel (Joseph-Armand Bombardier), s'affirme, soutient Raymond Royer, ancien président et chef de l'exploitation de Bombardier. " Pierre a une bonne compréhension mécanique des produits, un atout rare chez les dirigeants et très précieux pour orchestrer une bonne stratégie commerciale ", poursuit Raymond Royer, retraité depuis peu. Ce talent le mène, entre autres, à concevoir le casque modulaire pour motoneigistes. Ceux-ci n'ont plus à s'inquiéter de la formation de buée sur leur visière. C'est aussi cette compréhension mécanique des processus qui l'incite à faire de Bombardier Produits Récréatifs (BRP) un " expert assemblier ", comme les divisions Transport et Aéronautique le sont devenues dans leur domaine. Cette stratégie, qui consiste à se spécialiser dans l'assemblage final de pièces et de composants fabriqués par d'autres, comporte deux avantages : elle minimise les investissements de Bombardier dans la machinerie et elle en diminue les risques.

Après avoir passé 15 ans chez BRP, Pierre Beaudoin est muté à la présidence de Bombardier Avions d'affaires, puis au poste de président et chef de l'exploitation de Bombardier Aéronautique, quelques semaines après le 11 septembre 2001. Il a alors 39 ans.

Les sept années qui suivent sont marquées par le passage successif à la haute direction de Robert Brown, de Paul Tellier et de Laurent Beaudoin. C'est alors que Pierre Beaudoin entre en scène.

Allégée des deux boulets qu'étaient devenus Bombardier Capital et Bombardier Produits Récréatifs, l'entreprise dont il prend la barre est formée de deux divisions qui contribuent quasi également aux revenus de Bombardier.

La première division, Bombardier Aéronautique, produit deux grandes catégories d'appareils : les avions d'affaires (Learjet, Challenger et Global) et les avions commerciaux. Outre le CSeries, qu'on attend, et les turbopropulseurs de la Série Q, on connaît surtout cette dernière catégorie pour ses jets régionaux, les CRJ ou Canadair Regional Jets, qui ont fait la renommée de Bombardier dans le monde. Bombardier Aéronautique est considéré comme le troisième avionneur en importance dans le monde et il enregistre un peu plus de la moitié des revenus de Bombardier inc., soit près de 10 milliards de dollars américains pour l'exercice se terminant le 31 janvier 2009.

La deuxième division est liée à l'industrie du transport en commun. Bombardier est engagée dans la plupart des grands projets sur rail, qu'il s'agisse du métro de Singapour, du TGV en France ou encore de l'Eurotunnel sous la Manche. Au 1er janvier 2009, les re-venus de Bombardier Transport s'élevaient à 9,76 milliards de dollars américains.

De l'avis général, une fois restructurée, Bombardier est devenue une entreprise mieux intégrée qui dispose d'une structure de capital améliorée et, surtout, d'une meilleure rentabilité à long terme. Toutefois, le bateau est immense, et le creux actuel pourrait difficilement être plus hostile à l'arrivée du nouveau président. Déjà, depuis février, Pierre Beaudoin a licencié 4 360 employés, dont 1 740 à Montréal.

Des défis en deux temps

Le dirigeant ne se laisse pas décourager pour autant. Il se donne deux grands objectifs autour desquels s'orchestreront l'ensemble de ses actions.

D'abord, il accorde plus d'importance aux systèmes de trains à grande vitesse (250 à 300 km/h) et à très grande vitesse (300 à 350 km/h), des secteurs en plein essor où Bombardier est encore peu présent. " Contrairement à nos concurrents, Alstom, en France, et Siemens, en Allemagne, à cause de la faible densité de la population du Canada, nous n'avons pu bénéficier de commandes pour des projets locaux qui nous auraient permis, comme dans le cas du métro de Montréal, de développer une expertise dans ce type de produit. "

Les choses devraient changer grâce à un partenariat que Bombardier entend développer avec AnsaldoBreda, la division spécialisée dans la construction de matériel ferroviaire du groupe manufacturier italien Finmeccanica. Tout en tirant profit de l'expérience de cet acteur important, Pierre Beaudoin prévoit concentrer son énergie du côté de la Chine, où les possibilités de croissance pour le rail sont actuellement les meilleures, reconnaît Cameron Doerksen, analyste pour le compte de Versant Partners. En Chine, Bombardier Transport compte déjà 3 000 employés répartis dans trois coentreprises.

L'accession de Barak Obama à la Maison Blanche suscite également beaucoup d'espoir du côté du développement du transport ferroviaire aux États-Unis. À maintes reprises, le président a affirmé son penchant pour le développement d'infrastructures et de réseaux de transport collectif. Déjà, son administration a débloqué huit milliards de dollars pour étudier 11 projets de train à grande vitesse. Prudent, Pierre Beaudoin préfère ne pas s'enthousiasmer trop vite. Et pour cause, puisqu'aux États-Unis, seulement 1 % de tous les déplacements à l'intérieur du pays se font par train.

Cela dit, advenant un virage vert de Washington, Bombardier pourrait avoir une longueur d'avance. En effet, Jane F. Garvey, ancien membre du conseil de Bombardier, siège au comité de transition du nouveau président. Un contact bien placé donc, qui pourra servir le moment venu.

Le CSeries : stop ou encore...

Mais c'est sans doute du côté de l'aéronau-tique, durement frappée par la récession, que la pression se fera encore le plus sentir. En particulier sur le plan commercial où l'avenir du fameux CSeries fait l'objet de spéculations. Le premier appareil, assemblé à Mirabel, doit être livré en 2013. Mais déjà, les rumeurs de report vont bon train.

Pierre Beaudoin a beau oeuvrer depuis plus de vingt ans dans l'entreprise, son image reste liée au sort qui sera réservé au CSeries. " Cet avion, c'est son bébé ", résume Karl Moore, de l'Université McGill. Il était président de Bombardier Aéronautique lorsque le conseil a approuvé l'aventure.

Cette nouvelle gamme d'avions conçus pour accueillir entre 110 et 130 passagers devrait permettre de doubler (à quelque 5,6 G$ US) les ventes de la division commerciale de Bombardier Aéronautique. Lufthansa s'est déjà engagée, LCI, de Dublin, aussi. Toutefois, d'autres commandes devront être passées avant que la viabilité du programme ne soit assurée.

Le CSeries est la première incursion de Bombardier dans la cour des grands appareils, un marché que dominent les géants Boeing et Airbus. Certains craignent un combat inégal pour Bombardier, au moment où l'aviation d'affaires, le fondement de sa division aéronautique, continue de souffrir des critiques du président Obama à l'endroit des dépenses des grandes entreprises, en particulier de celles du secteur de l'automobile.

" Airbus et Boeing ont mieux à faire pour le moment. Mais que feront-ils dans deux ou quatre ans, quand leurs problèmes seront réglés ? Personne ne le sait, prévient Richard Aboulafia, analyste pour l'américaine Teal Group Corporation. Ce qui est certain, par contre, c'est qu'Airbus a déjà commencé à tester le moteur de Pratt & Whitney qui doit équiper le CSeries. Autre certitude : tant Airbus que Boeing pourraient anéantir en un instant toutes les années d'efforts de Bombardier dans le CSeries. Bref, c'est un risque énorme (" a hell of a gamble "). "

Les choses se présenteraient peut-être différemment si l'industrie des jets d'affaires ne piquait pas du nez. Une baisse qui varie entre 30 et 50 %. On craint que Bombardier, toute au lancement du CSeries, ne soit forcée de ralentir le développement de sa gamme d'avions d'affaires. D'ailleurs, en juin, on a diminué les investissements, entre autres, dans les nouveaux modèles de Learjet 85. Alors que Cessna est menacée de faillite, la brésilienne Embraer profite du fait que Bombardier est occupée avec son CSeries pour pénétrer de plain-pied dans l'aviation d'affaires grâce à quatre nouveaux appareils. Bombardier nie l'existence de cette menace. Pourtant, lorsqu'on se souvient du succès rencontré par Embraer dans l'aviation régionale, comment ne pas la prendre au sérieux ?

Capital de sympathie

Pour relever ces défis, Bombardier aura besoin de la collaboration de tous ses employés. Et, sur ce point, Pierre Beaudoin semble bien positionné. On le dit naturellement préoccupé par le bien-être des travailleurs. L'implantation récente d'un programme d'horaires variables qui facilitent la conciliation travail-famille et une attention plus grande portée à la santé-sécurité le distinguent de ses prédécesseurs.

Ses relations avec les syndicats en bénéficient. " Pierre Beaudoin nous a toujours dit la vérité. Il est disponible, il est franc, et lorsqu'il vous écoute, il le fait vraiment. Il n'est pas du genre à regarder sa montre ", reconnaît David Chartrand, président, district 11, de l'Association internationale des machinistes et des travailleurs de l'aérospatiale (AIMTA).

Cet appui du personnel sera utile pour défaire la mauvaise réputation de l'entreprise en matière de service à la clientèle. Avec l'aide des employés, Pierre Beaudoin entend développer une culture de service et injecter de la discipline dans l'exécution.

" Cela ne fera pas de tort, commente Philippe Cauchi, d'InfoAéro. Chaque année, les revues spécialisées placent Bombardier en queue de peloton sur ce plan. " Une tache dont la concurrence profite et qu'elle diffuse allègrement. Il suffit de passer quelques heures au congrès annuel du National Business Aviation Association (NBAA), à Orlando, pour en obtenir la confirmation.

La stratégie de Pierre Beaudoin rapportera-t-elle ? Vient-elle vraiment de lui ? La question demeure, d'autant plus que, bien qu'il ait passé plus de vingt ans à gravir les échelons de l'entreprise, la direction de Bombardier continuera probablement à émettre des doutes. Qui, du fils, à la direction de l'entreprise, ou du père, à la direction du conseil d'administration, prend les grandes décisions ? Pierre, Laurent ou la famille, toujours présente au conseil d'administration de l'entreprise ? Les analystes sourient, mais s'abstiennent de répondre. Le " fils Beaudoin ", lui, n'en a cure. " Encore aujourd'hui, mon père se fait dire que s'il n'avait pas épousé Claire Bombardier, il n'aurait pas été PDG et il n'aurait pas réussi en affaires. Alors, vous vous imaginez bien que c'est le genre de chose auquel je m'attends ! " Somme toute, sa résistance au stress s'avère peut-être son plus grand atout.

Bombardier Transport

Revenus par région géographique (2009)

9,8 G$

73 % Europe

14 % Asie-Pacifique

10 % Amérique du Nord

3 % Autres

Source : Bombardier

martin.jolicoeur@transcontinental.ca

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